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laisse conduire ni par les unes ni par les autres, et personne ne peut compter sur son appui ou son alliance, à moins qu’il n’y ait un intérêt bien sûr et un profit bien direct.


III

Rien n’est complexe comme le caractère d’un homme, à plus forte raison comme celui d’une nation ; après en avoir décrit une face, il faut décrire la face opposée, sous peine d’en donner une fausse ressemblance. La nature n’agit pas seulement sur le tempérament par le climat, par le régime et les habitudes, sur le caractère par les besoins qu’elle impose ou les facultés qu’elle développe, elle agit d’une manière non moins puissante sur l’imagination et l’âme tout entière par ses aspects, par les tableaux qu’elle présente, les impressions qu’elle éveille. La nature n’étant nulle part plus simple, plus une qu’en Russie, nulle part ces impressions ne sont plus nettes et moins sujettes à contestation. Une des premières qu’éprouve le voyageur est un sentiment de tristesse. Cette tristesse vient du ciel et du climat : les peuples du nord en sont tous plus ou moins atteints ; elle s’exhale non moins de la terre plate, une et monotone. Le fond de l’âme russe est mélancolique. Si l’ennui incurable, si le spleen britannique y est plus rare qu’en Angleterre, c’est que, tout en étant plus sévère, le climat est moins humide, mains nébuleux, c’est peut-être aussi que la tristesse du Russe est voilée ou dissipée par sa sociabilité, une des qualités les plus générales chez les Slaves, et une de celles qu’en Russie la réclusion même de l’hiver et ses longues nuits ont le plus contribué à développer. Le goût du Russe pour les distractions, pour le plaisir ou les émotions n’est souvent, comme chez d’autres nations du nord, qu’un effort pour échauffer une âme froide ou combler un vide intérieur. Son amour des voyages, sa passion pour le jeu, son penchant à l’ivresse, tiennent également de ce besoin de se fuir, de s’oublier ou de se tromper soi-même. Cet instinct est plus profond chez les classes qui sont restées plus près de la nature. C’est dans la poésie et la musique populaires, dans les pesny et les chansons de la Grande-Russie, dans ces airs d’un rhythme lent et en tons mineurs, que perce le mieux cette mélancolie du sol et du climats Entre les chants russes et les canzoni de Naples ou de Sicile, qui sont comme imprégnés de soleil, il y a toute la distance des antipodes. Cette teinte de tristesse douce colore dans les chants de la Grandes-Russie de nuances harmonieuses et délicates, le fond réaliste du caractère national ; avec les affections de famille et le sentiment même de la nature, c’est là une des principales sources de la poésie russe. Chez l’homme du peuple, cette mélancolie est, par une résignation inconsciente,