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tacle avec quelqu’un des gens de la ville, et je me persuadai qu’après m’avoir vu jouer elle me méprisait moins. Loin d’elle, je jouais mal ; aussitôt qu’elle apparaissait, il me venait un feu, une âme, certainement inspirés par elle. — S’il était moins inégal, ce serait un talent digne de Paris, disait-on autour de moi. Mon directeur lui-même était de cet avis.

N’est-il pas désolant d’avoir son talent, sa force, sa vie, réglés uniquement par la présence ou l’absence d’une créature humaine ? C’était cependant le cas pour moi. Si je pouvais amener la gaîté sur ses lèvres ou allumer une lueur de sympathie dans ses yeux, je devenais momentanément un grand artiste : sans elle, la salle était vide, j’étais froid et stupide, et je me traînais avec effort jusqu’au bout de la corvée qu’il me fallait accomplir ; mais elle était là souvent. Dieu merci. Comme tous mes camarades, j’avais droit à une entrée de faveur, et chaque matin elle trouvait le billet sur sa petite table, joint parfois à quelque bagatelle dont j’avais prélevé le prix sur ma maigre part de bénéfices. Elle prenait tout ce que j’offrais, et j’étais plus que payé quand elle y répondait par un signe de tête ou un sourire. Il lui arrivait de me refuser l’un et l’autre, et de passer près de moi avec un petit frisson d’horreur quand elle n’affectait pas de ne point me voir sur son chemin.

Un jour, il avait fait très chaud, aucune brise ne rafraîchissait l’air embrasé, le soleil dévorait la vieille rue sombre, l’emplissant d’une teinte ambrée. On voyait les oiseaux en cage ouvrir convulsivement un bec altéré, et les œillets rouges des fenêtres se pencher tristes sur leurs tiges, et les chiens se traîner, quêtant un peu d’ombre sous tous les porches en saillie. Le ciel bleu sans nuage étincelait entre les toits. Je vois encore frémir les arbres poudreux plaqués sur lui, j’entends le lent murmure de la rivière invisible ; tous les volets étaient clos, personne ne bougeait, la ville entière semblait dormir.

Seul, j’étais dehors, moi qui ne sentais ni le froid ni la chaleur, qui ne distinguais pas même s’il faisait jour ou nuit, mais qui, nuit et jour, errais, les yeux rivés à une étroite fenêtre pour voir les rayons du soleil éclairer cette main de jeune fille active parmi ses bobines, ou ceux de la lune glisser dans leur pureté sereine sur la fenêtre assombrie derrière laquelle elle dormait. J’étais sorti par cette après-midi brûlante, espérant qu’elle viendrait travailler à sa place accoutumée. Longtemps j’attendis, me promenant, comme toujours, de l’autre côté de la rue. La fenêtre était vide ; les fleurs qui la garnissaient, mes fleurs étaient mortes. J’en avais d’autres à la main, j’attendais qu’elle se montrât pour les déposer, selon mon habitude, sur le banc de pierre devant la porte ; mais au lieu