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Jusqu’ici M. Buckle ne fait que se conformer à la tradition positiviste. Nous avons vraiment lieu de nous étonner que M. Stuart Mill signale cet ensemble d’idées comme ayant provoqué une sorte de révolution dans l’histoire. Tout ce premier chapitre n’est d’ailleurs que le développement pur et simple de l’Idée d’une histoire universelle, un opuscule très curieux où se révèle le déterminisme de Kant. C’est quand il vient à établir les lois de révolution humaine selon les divers pays que M. Buckle montre ses qualités d’invention. Il se sépare ici des positivistes français. Pour M. Auguste Comte, partout où il y a une évolution sociale, elle s’accomplit uniformément, sous la direction des mêmes lois, celle par exemple qui fait succéder l’état métaphysique à la théologie ou la science positive à la métaphysique. M. Buckle, plus docile aux faits, est beaucoup moins systématique. Il ne fait pas dépendre les progrès de chaque groupe humain de cette loi uniforme de succession entre les diverses conceptions de l’univers, ce qui est une théorie singulièrement abstraite ; il se tient plus près de la réalité et de la vie. Toutes les actions humaines, selon lui, ont leurs antécédens ; mais il peut y avoir deux sortes d’antécédens. Les variations dans les résultats, les vicissitudes dont l’histoire est pleine, les progrès ou les décadences de la race humaine, ses misères ou ses prospérités, sont l’effet d’une double influence : l’une qui se produit du dehors sur l’esprit, — l’autre qui se produit de l’esprit sur le dehors. Ce sont là les matériaux nécessaires d’une histoire philosophique. D’un côté nous avons l’esprit humain obéissant aux lois de sa propre existence, et, quand il ne rencontre pas de résistance au dehors, se développant selon les conditions de l’organisation qui lui est propre. D’autre part nous avons ce qu’on appelle la nature, obéissant également à ses lois, mais entrant incessamment en contact avec l’esprit de l’homme, excitant ses passions, stimulant ou énervant son intelligence, donnant par là même à ses actes une direction qu’ils n’auraient pas prise sans cela. Ou l’homme modifiant la nature, ou la nature modifiant l’homme, telle est la double source qui alimente l’activité humaine.

Quelle est de ces deux influences la plus importante ? La question est complexe : dans les civilisations orientales, et généralement dans les civilisations placées en dehors du courant européen, M. Buckle établit avec une richesse singulière de preuves et d’exemples que le principal agent est l’imagination, laquelle est placée sous la dépendance immédiate de la nature. Dans l’Europe au contraire, c’est l’intelligence[1] qui prédomine et qui est le

  1. « Two leading facts have been established, which broadly separate Europe from other parts of the world. The civilizations exterior to Europe are mainly influenced by the imagination, those in Europe by the understanding. » Chapter III.