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égaremens, divinisée dans ses crimes. C’est là que l’on développe avec toute sorte de variantes cette thèse « que l’idée doit germer dans le sang, que le sang est la rosée fécondante du progrès. » Ce n’est plus sur le ton de l’histoire que l’on discute les hommes ou les événemens de ce temps : c’est sur le ton de l’Apocalypse. La révolution devient un Sinaï. « Révolution, révélation ! » a-t-on dit dans un style sibyllin. Les hommes de la terreur ne sont plus des hommes, ce sont des élémens, des forces supérieures de la nature et de l’histoire, irresponsables comme la nécessité.

Sauf ce chapitre, que Condorcet n’avait pu écrire, ses disciples répètent la leçon du maître en y ajoutant quelques vues nouvelles, quelques aperçus récens tirés des sciences positives. Ils ont pris au maître non-seulement le goût de l’hyperbole et de la déclamation, son intolérance, sa prodigieuse inintelligence de l’histoire, mais sa doctrine philosophique : le développement illimité du progrès dans le temps et dans la nature de l’homme. L’irresponsabilité de l’homme et la nécessité du progrès sont devenues un dogme. Ce sont les lois générales, constantes, qui font la grande œuvre : l’homme n’en est que l’ouvrier inconscient. La nature travaille pour lui. L’homme grandit, la société se transforme, comme grandissent le chêne et la forêt. Par le seul fait de vivre, l’humanité croît toujours, continûment, sans point d’arrêt, sans mouvement de recul, en raison, en science, en bien-être, en fraternité. Tout cela est le produit spontané de ces grandes lois « nécessaires et constantes » qui se chargent de la besogne. L’historien n’a qu’à enregistrer cet accroissement d’être et de bonheur dont le philosophe a déterminé le mouvement régulier, le rhythme fatal. En même temps les inductions abondent sur l’avenir. L’esprit de prophétie se donne carrière à travers les civilisations futures dont nous ne pouvons ni fixer la mesure ni à peine concevoir l’image. C’est là le triomphe de ces illuminés qui se perpétuent dans l’école. On nous annonçait tout récemment encore pour le XXe siècle l’ère de l’humanité transfigurée par l’amour. Plus de guerre, plus d’armée, plus de prisons, plus de geôliers ; partout le fer disparu « sous la forme glaive » et reforgé « sous la forme charrue, » le châtiment partout remplacé par l’enseignement, la fraternité universelle des peuples dans la cité idéale du monde, la fraternité des citoyens dans la cité que bâtira l’amour… O poètes et prophètes ! cela s’écrivait ou plutôt se chantait en 1867 : trois ans après, la France, surprise, tombait égorgée dans une effroyable guerre ; quelques mois encore, et la commune triomphait à Paris, Et jamais les nations n’ont été plus formidablement armées les unes contre les autres, avec des haines plus farouches au cœur ! Et l’horizon s’est fermé pour longtemps sur cette aube de la paix universelle tant de fois annoncée, autant de fois disparue dans une