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symbole, que ce soit la fiction d’une Atlantide ou le mystère du paradis terrestre, une pareille conception ne pouvait nuire en rien à celle du progrès, qui se serait présentée tout naturellement à l’imagination des peuples comme une revendication des trésors perdus, comme une compensation à conquérir dans l’avenir pour les générations déshéritées. L’idéal du progrès aurait pu naître de la nostalgie des paradis perdus, et l’on a même peine à comprendre qu’il n’en ait pas été ainsi.

Dira-t-on, avec les positivistes, que l’idée du progrès est le résultat de l’étude scientifique de l’histoire, et qu’elle dut nécessairement se produire très tard dans le monde, l’histoire ne s’étant constituée qu’après toutes les autres sciences ? Cette théorie est en conformité parfaite avec la doctrine positiviste et n’en est qu’une conséquence. Tant que l’on se borna, nous dit-on, à l’étude de l’état statique des sociétés, c’est-à-dire au point de vue d’Aristote dans la Politique, ou même à celui de Montesquieu dans l’Esprit des lois, la science de l’histoire n’exista pas, puisqu’elle consiste essentiellement dans la connaissance de la loi de développement, dans la recherche et l’établissement des conditions qui font que les états sociaux succèdent les uns aux autres, selon un ordre déterminé. Si l’on s’étonne que cette loi de développement ait été si tardivement découverte, cela tient à la subordination où est la science de l’histoire par rapport aux autres sciences. Comme elle est la plus compliquée de toutes, elle a dû se constituer la dernière. Le rigoureux enchaînement des sciences, qui s’élèvent graduellement des plus simples aux plus complexes, montre comment la découverte de la science de l’histoire et par suite de la loi du progrès, qui en est la plus haute formule, a dû être ajournée à une date si récente et si voisine de nous[1]. Une pareille raison est loin de nous satisfaire. C’est une explication d’école, le produit d’une doctrine qui soumet la naissance de toutes les idées à une sorte de processus logique, inflexible, ordonné par la loi de la série qui va du simple au composé, marquant la date nécessaire de leur avènement, niant d’une manière absolue la spontanéité de l’esprit humain, les énergies intuitives et les anticipations du génie même. On trouvera toujours après coup des motifs ingénieux et même profonds pour expliquer l’ordre logique et la génération successive des idées dans le cerveau de l’humanité. Aucun de ces motifs ne nous semblerait suffisant à expliquer pourquoi Sénèque dans l’antiquité, ou Roger Bacon au moyen âge, longtemps avant l’ère de la science positive, n’auraient pu pousser plus loin qu’ils ne l’ont fait, par un effort plus pénétrant et plus continu,

  1. M. Littré, la Science au point de vue philosophique, leçon à l’École polytechnique de Bordeaux,