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LA BRANCHE DE LILAS.

Vois-tu, me disait notre vieux directeur quand j’étais enfant, ces gens-là viennent se réjouir chez nous pour un peu de temps, et puis ils emportent dans leurs mansardes un refrain de nos chansons, un éclat de rire qui reviendra peut-être aux mauvais jours sur leurs lèvres affamées ; ce sera le rayon de soleil dans la caverne, Piccinino ; penses-y quand un sot te jettera au visage comme une injure ton titre de comédien ambulant.

Je me trouvais heureux, je le répète, bien que je n’eusse jamais plus d’argent qu’il ne m’en fallait pour le plus mauvais gîte et la plus maigre chère ; mais notre bonheur dépend beaucoup de nous-mêmes. C’est un lieu-commun de prédicateur, je le sais ; c’est vrai malgré cela. Tant qu’on n’a pas de regrets, on peut être heureux, et je n’enviais personne, par ignorance sans doute. Si j’avais su ce que c’était que la richesse, sa puissance et ses plaisirs, j’en eusse été avide comme le reste des hommes ; mais je ne savais pas, et ce n’était point ma nature d’être jaloux de la simple possession des choses. Boiteux, j’eusse envié passionnément ceux qui marchent droit et vite ; puisque je pouvais franchir d’un pas leste les prairies, et les bois, et les neiges, à quoi bon envier les gens qui roulaient en carrosse ? J’eusse trouvé cela sot, puéril et ingrat. Ignorance, je le répète ! Chacun a pu remarquer que les hommes qui savent beaucoup de choses en envient beaucoup d’autres ; ne sachant rien, je n’enviais rien.

J’avais mes peines, mais comme elles sont effacées aujourd’hui ! Je ne me rappelle plus que les paysages ensoleillés, le ciel bleu, les chants d’oiseaux, la fenêtre qui s’ouvrait pour laisser voir une rose pareille à la joue d’une jeune fille ou une jeune fille pareille à une rose, les treilles hospitalières et ces vieilles églises où j’entrais volontiers seul le soir pour errer avec recueillement, dans le crépuscule, la fraîcheur, les odeurs vagues d’eau bénite et d’encens, parmi les tombeaux. Ils sont bien passés, ces jours, ces nuits ; ne me mesurez pas les réminiscences. Laissez-moi me souvenir tandis que je le peux, puisque tout est oubli là-bas, assure-t-on.


II.

Au printemps, j’arrivai avec mes camarades dans une petite ville des bords de la Loire, une ville ancienne, haut perchée sur un coteau rocheux, entourée de remparts croulans tout en fleurs, de fossés tout blancs de muguet. Par-dessus les murs des jardins, les lilas secouaient leurs panaches. Je respire encore ce parfum, je le respirerai, je crois, dans la fosse où l’on me jettera. Nous entrâmes à midi ; le lendemain était jour de fête, et la vieille ville grise, mo-