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Les mêmes censeurs ne songent pas toujours à distinguer le luxe et la passion du luxe, l’un souvent indifférent, simple signe extérieur de la richesse, l’autre, véritable idolâtrie qu’il faut combattre, comme aussi l’excessif amour du bien-être, qui peut, on l’oublie trop, exister indépendamment de l’abus de la richesse. C’est un goût qui peut passer pour innocent tant qu’il ne nous domine pas, mais par combien de liens secrets et puissans il tend à prendre possession de notre âme et de notre vie ! Cette séduction, qui agit insensiblement, est bien dangereuse pour l’homme moderne. L’industrie semble avoir pour tâche de le dispenser de la peine, de lui épargner tous les chocs et tous les frottemens douloureux. Le péril est d’autant plus grand que cet attachement aux aises personnelles s’allie à des sentimens honnêtes et à des vertus, ou, si l’on aime mieux, à des qualités domestiques. Le problème est là bien plus encore que dans les écarts d’un luxe immodéré. Il n’est pas besoin d’être riche pour connaître ce genre de danger, pour être soumis à cette nécessité de la lutte contre soi-même. Les artisans les plus modestes, pour peu qu’ils aient, comme on dit, ce qu’il leur faut, pour peu qu’ils soient convenablement nourris, vêtus, chauffés, etc., peuvent succomber à l’amollissement du bien-être. La dernière guerre est loin, à cet égard, d’avoir été pour nous sans révélation. C’est de ce côté surtout que nous voudrions voir se porter l’attention des moralistes.

Au point de vue économique, on ne saurait refuser au luxe moderne, pris dans l’ensemble des choses que le mot embrasse, ce caractère éminent de produire beaucoup plus qu’il ne consomme. Une démonstration quelque peu complète de cette vérité exigerait la statistique des produits variés se rattachant aux commodités de la vie et à l’ornementation. Presque tous les ustensiles de l’usage le plus commun rentrent dans cette loi ; il en faut dire autant de ce qu’on appelle en général articles de Paris. On pourra bien évaluer avec plus ou moins de rigueur le commerce européen d’importation et d’exportation de la soie, dont la France, en certaines années, fabrique pour 700 millions de francs ; on appréciera plus difficilement la valeur du capital énorme engagé dans cette production tant pour la manufacture que pour le négoce. On pourra bien faire de tels calculs pour l’orfèvrerie, la bijouterie, l’horlogerie, les glaces, les fleurs artificielles, pour une quantité de produits qui ont visiblement le caractère du luxe ; ces calculs seraient impossibles pour les beaux-arts proprement dits, dont l’œuvre est l’objet de transactions individuelles qui échappent à toute déclaration publique, et en combien de cas encore vient-on se heurter dans les inventaires à des difficultés insurmontables !

Dans la fortune publique dès sociétés modernes, la proportion des