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M. Ernest Renan raconte dans son Antéchrist[1] que, « selon une légende rabbinique, il y avait à Rome durant le moyen âge une statue antique conservée en un lieu secret et si belle que les Romains venaient de nuit la baiser furtivement. » Cette statue me semble être la divinité de la renaissance, qui sortit de sa retraite aux premières heures du XVIe siècle, rendit le monde catholique ivre d’amour pour elle, et alla trôner sur tous les autels. Elle inspira, elle séduisit les artistes, qui, sous son influence, substituèrent l’élément de convention à l’élément réel. Dans les œuvres admirables de cette époque, il y aura du style, mais il n’y aura pas de vérité. On dirait que l’histoire sainte devient une fable : il n’y a pas plus de foi dans le Mariage de sainte Catherine que dans la Danaé ; Corrège n’y peut mettre que son génie. Le récit des Évangiles n’est plus qu’un prétexte à peinture et à décorations conçues à travers des réminiscences : au lieu d’apôtres, on a des sénateurs romains, — au lieu de Marie de Magdala, Aspasie, — au lieu du Christ, Jupiter olympien. Ce fut en effet cette dernière figure, — la figure du roi des dieux, — qui par assimilation devint le modèle de Jésus : confusion singulière, dont on pourrait peut-être découvrir l’origine dans le sixième chant du Purgatoire de Dante :


O summo Giove
Che fosti’ n terra per noi crocifisso !


Poussin n’y put échapper, et lorsqu’on lui reprocha d’avoir fait un Christ qui ressemblait à Jupiter tonnant, il répondit qu’il ne s’imaginait pas que Jésus eût un visage de père jésuite.

Sous le pinceau des artistes de la renaissance, Jésus apparaît parfois comme une divinité implacable et furieuse. Il suffit d’exagérer son geste pour en faire un Dieu terrible, le rex tremendæ majestatis, dont on parle dans le Dies iræ. Dans le Campo Santo de Pise, Orcagna représente le Christ vêtu en pape ; avec une douceur ineffable, il écarte le pan de sa robe, il élève la main, montre ses plaies à l’humanité qu’il juge, et semble lui dire : Voilà ce que j’ai souffert pour toi, tant je t’ai aimée ! Michel-Ange, dans le Jugement dernier de la Sixtine, reprend exactement la même figure : il lui enlève ses vêtemens et la triple tiare ; il accentue le mouvement, et au lieu du Dieu de paix et d’amour on a le Jupiter musculeux, brutal, irrité, qui, découvrant ses stigmates, crie aux hommes : Voilà ce que vous m’avez fait, tant vous êtes pervers ! C’est entre ces deux images que l’art se traîne depuis plus de trois siècles, inclinant vers l’une ou vers l’autre selon le tempérament particulier du peintre, et nous montrant un Christ théâtral avec les Flamands comme Rubens et Van

  1. Introduction, XLVII.