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qu’exprimer ses propres sentimens aussi bien que les sentimens qui s’agitaient autour de lui, lorsqu’il disait à M. Jules Favre : « Comment voulez-vous que nous fassions accepter par nos troupes une clause qui les priverait d’un des fruits les plus précieux de leur victoire ? .. c’est la récompense de notre armée… Quand, rentré chez moi, je rencontrerai un pauvre diable marchant sur une seule jambe, il me dira : La jambe que j’ai laissée sous les murs de Paris me donnait le droit de compléter ma conquête ; c’est ce diplomate, qui a tous ses membres, qui m’en a empêché. Nous ne pouvons nous exposer à froisser à ce point le sentiment public… » Cependant lorsque M. Jules Favre faisait observer au chancelier que c’était tenter la plus périlleuse des aventures, qu’on allait entrer dans une ville exaspérée de douleur et de colère, toute chaude encore d’une lutte de cinq mois, qu’on ne pouvait répondre de ce qui sortirait d’un mouvement de désespoir, — lorsque M. Jules Favre parlait ainsi, M. de Bismarck convenait qu’il y avait en effet des inconvéniens. Il jugeait en politique, et, tout bien réfléchi, on accordait à notre plénipotentiaire que l’armée allemande n’entrerait pas dans la ville de Paris « pendant l’armistice. » La question n’était point résolue, il est vrai, elle restait en suspens jusqu’à la paix ; c’était beaucoup dans le moment pour Paris.

Autre difficulté d’où allaient sortir bientôt d’effroyables conséquences : que ferait-on de la garde nationale ? La traiter en prisonnière de guerre, on ne pouvait y songer. La première pensée de M. de Bismarck avait été d’exiger un désarmement général en ne conservant que les anciens bataillons formés sous l’empire. C’était impraticable, ces anciens bataillons avaient disparu dans la masse, ils n’avaient plus leur organisation primitive. Sur ce point d’ailleurs M. Jules Favre insistait énergiquement ; il se faisait un point d’honneur de maintenir la garde nationale dans son intégrité, de la sauver du désarmement. On lui disait qu’il s’exposait à de terribles dangers en laissant cette masse confuse et agitée tout entière en armes, et il ne le niait pas trop, il était le premier à prévoir et à redouter ce qu’il appelait une « liquidation sanglante ; » mais il répondait aux Prussiens avec un sentiment de juste et patriotique fierté : « Cette liquidation, nous la ferons sans vous ; j’espère encore que les élémens excellens de la garde nationale seront suffisamment forts pour réprimer ceux qui sont mauvais. » Il l’espérait, il le croyait. Depuis, pendant la commune, à Versailles, M. Jules Favre a demandé un jour pardon à Dieu et aux hommes de n’avoir pas laissé désarmer la garde nationale, puis il s’est repenti de cette parole amère, et en réalité il n’avait ni à demander pardon à Dieu et aux hommes, ni à se repentir, ni à se vanter, par cette raison bien simple qu’il n’avait pas eu le choix ; il n’avait fait que subir une des