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haines mutuelles de ces factions rivales, les démarches et les tentatives de corruption auprès des personnages influens du palais, les promesses que se font mutuellement les bonnes âmes, l’infatuation hautaine des orgueilleuses, les pleurs des timides, les types, qui devaient se reproduire sans cesse, de l’altière Vasthi et de la modeste Esther, de la fière Gérontéia et de la douce Marie, de la trop spirituelle Icasie et de l’heureuse sotte Théodora, — on aura une idée des passions et des sentimens éveillés par cette conscription en masse de la beauté russe. Le second prince qui employa ce procédé est, comme on l’a vu, Ivan le Terrible ; c’est ainsi qu’il épousa la première de ses femmes et la plus aimée, Anastasie Romanof. Lorsqu’il contracta son troisième mariage, il se fit amener à la Slobode Alexandra deux mille jeunes filles nobles et non nobles. Après un long examen, on n’admit aux épreuves ultérieures que vingt-quatre concurrentes, puis douze seulement, sur lesquelles des médecins et des sages-femmes eurent à donner leur avis. Elles furent trouvées égales en santé et en vigueur, comme elles étaient égales déjà en beauté. Le tsar, après avoir encore longtemps balancé, choisit pour lui-même Marfa Sobakine, et fit choix pour son fils Ivan d’Eudoxie Sabourof. Suivant le témoignage d’un contemporain, toutes les jeunes fiancées présentées au choix du prince habitaient une grande maison, par dortoirs ou chambrées de douze lits. Dans chaque chambrée, il y avait un trône où le tsar venait s’asseoir ; chaque jeune fille venait s’agenouiller devant lui, et, quand il l’avait regardée tout à son aise, elle jetait à ses pieds un mouchoir brodé de perles, et se retirait.

Cet usage finit par s’implanter si bien dans les mœurs russes qu’on ne reconnaissait presque plus au prince le droit de se marier sans prendre son épouse au concours. On ne devait pas enlever à la plus humble des beautés russes la chance de devenir impératrice. Les Mémoires inédits publiés par M. le prince A. Galitzine racontent qu’Alexis Romanof, devenu veuf, étant allé visiter le boïar Matvéef, fut surpris de l’ordre et de la propreté qui régnaient chez lui. On présenta au souverain la jeune Nathalie Narychkine, fille d’un ami de Matvéef, et que celui-ci avait prise chez lui à cause de sa pauvreté. Le souverain partit tout ému, revint quelques jours après, et déclara qu’il avait trouvé un mari pour Nathalie : c’était lui-même. Effrayé des haines que ce choix pouvait lui susciter, le boïar tomba aux pieds du prince, le suppliant de garder au moins les formes accoutumées. Alexis y consentit : soixante jeunes filles furent amenées au Kremlin ; mais le tsar s’en tint à la belle et intelligente pupille de Matvéef, la mère de Pierre le Grand.

Après le choix du prince, la fiancée impériale devenait immédiatement une personne auguste. Elle logeait dans l’appartement