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I.

En étudiant les premiers chapitres du livre sur la Descendance de l'homme, on se persuade que l’auteur attribue aux diverses puissances mentales de la bête une part égale dans le travail d’enfantement de nos facultés. Sensations de plaisir et de douleur, perception de l’utile, sens moral, inclinations sociales, don de l’expression, sentiment religieux même, l’animal contient toutes ces dispositions, toutes ces aptitudes à l’état de semence, et aucune ne paraît l’emporter sur les autres en énergie ou en fécondité. Le sentiment du beau inscrit sur la liste semble au premier aspect n’y figurer que comme l’un quelconque de ces germes dont l’épanouissement définitif sera l’esprit humain, car deux pages à peine, dans l’exposition théorique, sont employées à signaler chez l’animal les naissantes lueurs de la faculté esthétique. Après la lecture complète de l’ouvrage, on est détrompé ; on s’aperçoit que l’aptitude de l’animal à connaître et à goûter le beau revient sans cesse, agit avec une périodicité constante, et joue presque le rôle de maître ressort dans le mécanisme compliqué de l’évolution intellectuelle.

Comment un principe aussi peu physiologique, aussi rationnel, aussi spirituel en un mot, s’est-il glissé au cœur d’une doctrine essentiellement naturaliste ? Comment s’y est-il établi au point d’être l’indispensable complément du transformisme en général et peut-être l’agent principal du transformisme mental ou psychologique ? il est nécessaire et il sera curieux de le découvrir.

Dans le système de l’évolution, les êtres organisés, les animaux surtout, sont, pour se conserver, condamnés à une guerre contre la nature, où les plus forts sont vainqueurs et vivent, où les plus faibles sont vaincus et meurent. Cette guerre terrible, cette concurrence vitale revêt deux formes différentes : quand le but poursuivi n’est que la conquête de la nourriture et la résistance aux élémens, la lutte est appelée combat pour la vie ; lorsque la fin cherchée par l’animal est la propagation de l’espèce, la lutte s’appelle combat pour la reproduction. Le combat pour la vie met l’animal en présence de la faim, du froid, des maladies. Les plus vigoureux, les mieux armés, les mieux vêtus, triomphent de ces influences hostiles, tandis que les chétifs, les débiles y succombent. Il résulte de là une sorte de triage, de choix fatal, d’élection brutale, mais inévitable, en faveur des mieux doués. C’est la sélection naturelle à son premier degré. Ces couples vigoureux, restés seuls, s’unissent entre eux, et, robustes comme ils le sont, ils donnent naissance à des rejetons robustes, ils font souche d’animaux résistans et puis-