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dacieuse, d’imagination vagabonde, de cynisme et de critique impitoyable. Le Roman de Renart a joui au moyen âge d’un immense succès. Parmi les nombreux épisodes qu’il renferme, nous nous arrêterons de préférence à celui qui porte pour titre : Comment Renart fit Primaut le loup prêtre, parce que le héros du roman s’y montre peut-être mieux que partout ailleurs sous son véritable aspect, c’est-à-dire comme un être rusé, hypocrite et méchant, qui ne respecte rien et ne cherche qu’à faire des dupes.

Un prêtre passe dans la campagne. Il perd une boîte d’oublies[1]; Renart trouve la boîte, et tandis qu’il est en route à manger les oublies, Primaut vient à passer. — Que mangez-vous donc là, sire Renart? — Des gâteaux de moines! — Donnez-m’en quelques-uns. — Volontiers, dit Renart, — et voilà Primaut qui vide la boîte en un clin d’œil. — Ces gâteaux de moines sont excellens, dit-il, mais ils sont trop légers; j’en mangerais bien encore quelques douzaines. — Ne t’inquiète pas, mon ami, je puis t’offrir quelque chose de plus nourrissant. Si tu veux me suivre, nous irons dans l’église du monastère que tu vois là-bas; nous y trouverons, sois-en sûr, de bonnes provisions. — Les voilà partis, les portes de l’église sont fermées, mais Renart, qui était un habile mineur, creuse une galerie sous le seuil ; ils entrent, et Primaut se met à fureter partout.

— Je vois là une huche, et je crois que nous y trouverons de quoi nous régaler; ouvrons-la.

— Ouvrons-la, dit Renart.

Primaut fait sauter la serrure; la huche était pleine de pains, de poissons, de viandes et de vins, mis en réserve pour le desservant.

— Renart, dit Primaut, cette fois nous en avons assez pour un bon repas. Apportez la nappe qui est sur l’autel. N’oubliez pas le sel, et mangeons.

Ils s’asseyent par terre, et les voilà qui mangent et boivent à leur aise. La cervelle de Primaut ne tarde pas à bouillir. Renart s’en aperçoit et l’excite à boire encore en faisant semblant de boire lui-même. Primaut s’en donne à cœur joie, et ses yeux luisent dans sa tête comme un charbon ardent.

— Renart, dit-il, Dieu, en nous conduisant ici, nous a rendu un grand service. Nous n’aurions pas mieux dîné, si nous avions été pairs ou moines. J’en veux rendre grâce au ciel; je vais dire la messe, et je vous jure que je m’en tirerai bien, car, étant enfant, j’ai appris à chanter et à lire.

  1. C’est-à-dire une boîte d’hosties. Où voit par là jusqu’où les trouvères poussaient le mépris de toute croyance.