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daient. Un étranger qui se trouvait à Madrid en 1835 eut l’honneur de la rencontrer au Buen-Retiro, où on l’avait conduite pour voir les lions. Elle fit le tour de l’enclos, traînée dans un petit char ; elle daigna en descendre un instant et marcha elle-même, sur ses propres jambes, jusqu’à la voiture qui devait la ramener au palais. Sa gouvernante et deux grands officiers en cordon bleu la suivaient dans tous ses mouvemens. Elle portait un chapeau à plumes, un manteau blanc broché de rouge et des brodequins bleus. Son carrosse était attelé de six beaux chevaux empanachés ; un escadron de gardes du corps l’accompagnait. Peuple et grandesses, tout ce qui était là s’était découvert et contemplait humblement, silencieusement, cette petite reine qui faisait l’apprentissage de ses petites jambes ; il semblait en vérité que ce fût un acte politique et solennel, et qu’en sa personne l’Espagne entière s’essayât à marcher. Étonné, presque indigné, l’étranger, qui était un Français, garda seul son chapeau sur sa tête, en quai je conviens qu’il eut tort. Premiers enchantemens d’une enfance royale, vous êtes aussi trompeurs que les grâces fugitives du printemps ; c’en est assez d’une gelée blanche, ces fleurs pâlissent et tombent.

Il se peut faire qu’une reine constitutionnelle ait de l’intelligence, quelque droiture dans le jugement, et qu’elle soit capable de suivre une discussion ou d’écouter un conseil ; il se peut aussi qu’elle ait des qualités de cœur peu communes, le goût d’obliger et d’être aimée, une âme généreuse supérieure aux longs ressentimens, à qui il en coûte de soupçonner et de se défier, qui se flatte de vaincre la malveillance par ses bonnes grâces et de désarmer par ses bienfaits certaines perfidies étrangères ou domestiques que la voix publique lui dénonce. De telles dispositions l’honorent, mais l’essentiel est qu’elle ait l’esprit de son métier ; c’est là proprement ce qu’elle doit à son peuple.

Si cette reine appartient à l’une des plus vieilles et des plus illustres maisons de l’Europe, si ses ancêtres ont longtemps régné en souverains absolus, si elle songe qu’ils pouvaient tout, si elle écoute trop l’orgueil de ses souvenirs, de sa race et de son sang, il est à craindre qu’elle ne se révolte contre sa déchéance, qu’elle ne se sente humiliée et captive dans l’exercice d’un pouvoir limité, et qu’elle ne voie comme un outrage muet dans les lois confiées à sa sauvegarde. Pour se consoler de ses déplaisirs, pour se venger de la constitution qui la gêne, elle se réservera une liberté excessive dans le choix de ses amitiés et de ses confiances, dans l’administration de sa maison et de son cœur. Si ses peuples s’en plaignent, elle leur répondra fièrement : « Vous avez le droit de nommer des députés, et ces députés ont le droit de m’imposer des ministres qui