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il y a longtemps que le tour national se perd sous les travestissemens de toute sorte. Tel de nos talens a été douloureusement étouffe entre Rossini et Meyerbeer, faute d’air, peut-être aussi faute d’un souffle assez puissant; tel autre créé pour être un grand musicien s’est amusé à faire de petite musique. Certaines pages de M. Blaze sur la vie et les occupations de M. Auber composent tout simplement un petit chef-d’œuvre de biographie humoristique. Nous ne croyons pas pourtant que le moment soit bien choisi pour nous déclarer gratuitement les tributaires d’un art étranger; le critique, ce nous semble, a bien posé la question, et il convient de réagir également contre la pédanterie teutonique et la frivolité bouffonne, qui nous dénationalisent au même degré.

Que l’on ait été surpris des sévérités de M. Blaze de Bury pour les remarquables talens qui ont tenté de réconcilier le wagnérisme avec l’opéra français, pour ceux qu’il appelle les Ducis et les Casimir Delavigne de la musique, cela se conçoit aisément. La discussion était engagée sur les arrangemens que l’on faisait subir aux drames de Shakspeare ou de Goethe : l’écrivain, de bonne grâce, descendait quelquefois au ton de l’apologie.


« On reproche à la critique ses colères, ses intempérances, et cependant, lorsqu’on y réfléchit, ce sont là des torts bien excusables. Qui nourrit certaines admirations s’irrite à les voir profanées. Il se peut qu’il y ait nombre de gens aux yeux desquels ces sortes d’attentat ne valent point la peine qu’on les incrimine; nous ne serons jamais de ceux-là. Pour nous, les chefs-d’œuvre du génie humain ont un caractère sacré. Êtes-vous le roi pour toucher à la reine? êtes-vous Beethoven pour toucher à Shakspeare? »


Cependant la foule, qui n’a pas la même religion scrupuleuse, se presse où sa curiosité, où son plaisir l’appelle. Il n’est pas indifférent qu’un opéra porte le titre magique d’Hamlet, de Romeo et Juliette, de Faust : au lieu d’être un motif d’inquiétude, il est un attrait. S’il est vrai que la musique est un langage, quelle différence profonde entre elle et le langage articulé! Comment espérer qu’elle traduise Shakspeare d’une manière satisfaisante à ceux qui le savent par cœur, et dont la mémoire et le goût grondent sans cesse en eux contre vos arrangemens? D’autre part il est bien aisé de comprendre que ceux dont le goût n’est pas sur ses gardes, dont la mémoire a peu de chose à dire, croient apercevoir le grand poète à travers les accoutremens d’opéra, et il en perce toujours bien quelque chose : on se figure qu’on applaudit Shakspeare en même temps que le compositeur, et de bonne foi une partie des bravos revient de