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nité tant de dadas qui nous soulagent de nos fardeaux et nous aident à supporter la vie, qu’au besoin on enfourcherait encore celui-là. Eh! que m’importent les beaux vers d’un grand poète, si j’ai souffert de son adoration pour sa personne? Il faudra bien qu’il entende ma plainte au milieu du concert de ses louanges. Cette vie terrestre est une énigme dont chacun a le droit de trouver le mot à sa manière, à ses risques et périls; mais au-dessus des accidens de fortune et de condition, il y a une vie morale dont le mot doit être le même pour tous : le devoir. Ou le devoir est unique, ou il n’est pas. Goethe est un grand homme; mais, s’il a été ingrat, il a quitté la vie souillé de son ingratitude. Il n’a pas payé sa dette : comme tout autre, il n’avait que cette vie pour y faire honneur; Dieu seul peut ajourner ses dettes à l’éternité. Après cela, que les grands hommes soient les forces divines dont la Providence se sert quand elle veut remuer les nations, rien n’est plus vrai. Nous pouvons nous incliner devant leur grandeur tout en voyant ce qu’il y entre de petitesses. Pour nier l’égoïsme de Goethe, il faut que M. Blaze ait fait à son école une bonne provision d’indifférence : s’il avait été contemporain de l’auteur de Faust, je gage qu’il en aurait parlé comme Jean-Paul, dont il nous apprend lui-même la profonde aversion pour cette absorbante personnalité.

Il y a un livre de M. Blaze où ce culte de Goethe pour lui-même se trahit d’une façon déplaisante encore, mais romanesque, et à ce titre il provoque plus de curiosité que de répugnance; nous voulons parler des Maîtresses de Goethe. Pour le dire en passant, le chapitre de Frédérique Brion est celui qui se lit avec le plus de plaisir; ceux de Charlotte ou de Mme de Stein sont tour à tour curieux ou spirituels; je crains qu’il n’y eût rien à tirer de cette pâle figure de Christiane Neuman. Jusqu’à quel point telle ou telle victime de la passion du poète ne consentit pas à l’être, c’est là un procès toujours difficile à vider, ici en particulier bien malaisé, puisqu’il en est parmi elles qui ne se sont pas plaintes et qui furent malheureuses jusqu’à en mourir : celles-ci du moins sont les plus intéressantes. « La pauvrette assez faible pour se laisser prendre au piège, dit l’auteur, mourra de douleur comme Frédérique, ou tentera de se consoler ailleurs par le mariage comme Lilli. Quant à lui, vous le verrez sortir frais et dispos, rapportant de son aventure un sujet de drame ou de poème. » Il y a dans Goethe amoureux quelque chose de Lovelace sans la rouerie. Celui-ci poursuit avec une inflexible volonté une expérience qui a pour but son orgueil plus encore que ses sens. Le poète ne se lance pas en des aventures d’une si haute difficulté; mais lui aussi cherche les expériences où le poussent à la fois son imagination, ses rêves d’artiste et ses sens, qui trouvent là une large