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toute-puissance vont faire surgir la bête féroce. Ne faites donc pas dépendre la conclusion de votre récit didactique d’un incident fortuit, d’une circonstance étrangère à son essence même et qui aurait pu tout aussi bien faire défaut. Si, à la fin d’un roman, un prodigue ruiné se retrouve riche grâce à un héritage inespéré, tandis qu’un négociant économe et laborieux se voit ruiné à la suite d’une faillite qu’aucune prudence ne pouvait prévoir, cela ne prouve nullement que la prodigalité soit le chemin de la fortune et l’économie celui de la ruine. Règle absolue : le roman ne peut avoir de valeur démonstrative que si la thèse à démontrer ressort avec un cachet de nécessité indépendant des incidens et des contingences, — et moins les incidens, les contingences imaginées par le romancier auront l’air d’avoir été inventées pour les besoins de la cause, plus la démonstration sera probante.

Un romancier veut par exemple montrer que trop souvent des jeunes gens instruits et de pensée libre se marient sans réflexion avec des jeunes filles qui leur plaisent, mais qui sont ignorantes et élevées dans un étroit bigotisme. Il entend prouver que des mariages contractés sous de tels auspices sont dangereux et aboutissent trop souvent soit à l’asservissement honteux du mari, soit à une séparation morale des plus funestes entre les deux époux. S’il entend bien son affaire, il n’ira pas nous raconter comment le ménage du mari libre penseur et de la femme bigote fut malheureux parce que le mari eut des revers de fortune ou parce que la femme devint sourde; cela n’a aucune connexion nécessaire avec la libre pensée ou la dévotion exagérée. Il nous représentera les deux époux au contraire en possession de toutes les conditions du bonheur conjugal, santé, amour, convenance d’âge et de fortune, jusqu’à un certain point analogie de goûts et d’habitudes; puis il décrira comment ce qui n’était d’abord qu’une nuance d’opinion, qu’un différend théorique qu’on s’était réciproquement juré de ne jamais laisser entrer dans la pratique, s’est changé peu à peu, par la force même des choses, en un virus destructeur de toute paix intérieure, de toute confiance mutuelle, et a fini par consommer un véritable divorce entre deux époux qui avaient tout ce qu’il fallait pour être unis et heureux. Si l’auteur a de la logique, il suivra scrupuleusement cette méthode; s’il a du talent, il pourra sur cette base broder un récit des plus attachans.

Nous demandons humblement pardon de cette longue digression; elle était indispensable à notre appréciation du roman de M. Heyse au point de vue didactique. Son talent très réel, auquel nous avons rendu hommage sans en dissimuler les lacunes, n’a pu compenser le manque absolu de rigueur logique et par conséquent de force