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qui ont tous un commencement, un milieu et une fin, ce qui est désolant. Enfin, qualité fort désirable chez un romancier qui fait beaucoup parler ses personnages, M. Heyse a beaucoup d’esprit, et leur en prête largement. C’est de l’esprit allemand, qui brille plutôt par l’ironie, le sarcasme froid, quelque chose d’amer et d’aigu, que par la finesse de pensée et la grâce d’expression qui nous semblent en France la faculté maîtresse des gens d’esprit; mais nous n’avons pas le droit de lui demander d’autre esprit que celui de sa race. Son genre proprement dit, nous le définirions volontiers le réalisme teinté d’idéalisme; j’entends par là, et c’est encore un éloge que je lui adresse, qu’il serre de fort près la vie réelle, qu’il en décrit scrupuleusement les conditions et les formes, qu’il a certainement été à l’école de Balzac pour lui emprunter ses procédés d’analyse minutieuse, mais qu’il ne se borne pas à ce genre d’exactitude microscopique et continue qui rend à la longue la lecture de Balzac si fatigante. Son récit s’anime vite, revêt aisément les vives couleurs du drame, et des rayons émanés des sphères supérieures viennent se jouer d’une manière souvent fort heureuse au travers et au-dessus des vulgarités de la trame.

Si je cherche parmi nos littérateurs français du jour un genre de talent qui présente des analogies nombreuses avec celui de M. Heyse, à la condition de tenir compte des différences qui distinguent le roman de la comédie, je pense tout de suite à M. Victorien Sardou. C’est bien la même manière réaliste et rude, une grande habileté dans l’art de grouper des situations qui parlent en quelque sorte toutes seules, et dont l’idée centrale se résume dans un mot portant coup. C’est aussi la même âpreté de contours, et il y a dans l’esprit très caustique de M. Sardou plus d’un trait de ressemblance avec ce que nous désignions tout à l’heure comme les marques caractéristiques de l’esprit allemand. M. Heyse n’est jamais plus amusant que lorsqu’il met dans la bouche d’un de ses personnages des portraits à main levée. On sera peut-être curieux d’en pouvoir juger sur échantillon.

Dans notre analyse, nous avons laissé de côté plus d’un incident et plus d’un personnage qui ne rentrent dans le récit qu’à titre épisodique. Entre autres, nous n’avons rien dit de la société habituelle du comte, époux de Toinette, dans son beau château de Thuringe, cette société à laquelle Edwin fut présenté lorsque, sur la demande du mari lui-même, il fut invité à venir sermonner philosophiquement la comtesse sur ses torts conjugaux. Il se trouve à souper à côté d’un jeune cousin du comte, un officier de cavalerie de langue alerte, le loustic de la compagnie, qui va lui détailler l’un après l’autre les convives réunis autour de la table. Cette descrip-