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mais désormais plus philanthrope et plus patient que socialiste à tous crins, avait fondé dans la même ville moyennant la dot de sa femme une imprimerie qui prospérait. Trois enfans lui étaient venus, et il vivait très heureux. Quant à Mohr, il avait aussi quitté Berlin et s’était niché avec Christiane, désormais réconciliée avec la vie, dans une autre petite ville où celle-ci trônait comme musicienne et directrice très appréciée des sociétés de chant. Les deux époux étaient contens, la laideur même de Christiane avait diminué, et Mohr avait reporté sur un bambin de trois ans les rêves de grandeur qu’il avait si longtemps nourris pour son propre compte, tout en s’en avouant la vanité; cependant il avait conservé sa verve endiablée, sa bonhomie tapageuse et ses fusées de paradoxes. Edwin était venu le voir pendant les vacances. Une excursion pédestre à travers les forêts de la Thuringe en compagnie de son ancien camarade avait paru nécessaire à ses nerfs, toujours facilement fatigués par l’excès du travail; mais ce n’était pas du repos qu’il allait goûter à cette occasion. Il attendait Mohr dans une chambre d’auberge, quand il vit entrer Marquard le médecin, en voyage lui aussi, en voyage médical. Il sortait d’un château du voisinage où il avait été appelé en consultation, et par qui? par le comte époux de Toinette, et il venait sérieusement demander à Edwin d’entreprendre une cure dans laquelle il avait perdu lui-même tout ce qu’il pouvait avoir de latin.

Que s’était-il donc passé? La jeune comtesse avait paru d’abord se résigner à sa nouvelle position. Elle avait épousé le comte, tout en lui déclarant qu’elle ne l’aimait pas d’amour. Celui-ci, passionné jusqu’à l’extravagance pour sa belle Galatée, avait espéré qu’il finirait par en être le Pygmalion. La naissance d’un enfant avait même un instant accru son espoir; mais bientôt les insurmontables répugnances de sa femme l’avaient condamné au rôle de mari pro forma. La comtesse avait même abandonné son enfant, qui ressemblait à son père, aux soins des subalternes; l’enfant était mort à sept mois, et depuis lors elle avait vécu séparée en fait de son mari et soupirant après un divorce que rien légalement ne pouvait justifier. Elle faisait seulement les honneurs de sa table et prenait part avec un entrain fiévreux aux chasses à courre que le comte, grand amateur, organisait dans ses superbes domaines. Désespéré, ne comprenant rien à cette froideur inexplicable, passant tour à tour de la supplication à la colère, ayant même tâché en un jour de malheur de verser des gouttes soporifiques dans le café de sa récalcitrante épouse, il avait vu le dégoût succéder chez elle à l’indifférence, et, toujours amoureux, il endurait, près d’elle un véritable martyre. Quant à elle, tout le temps qu’elle pouvait s’éloigner