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— non pas pour aimer, entendons-nous bien, car la pauvre fille moustachue se consume d’amour pour le philosophe Edwin, avec qui elle a pu à peine échanger quelques paroles, et qui est à cent lieues de soupçonner le ravage qu’il fait dans cette âme refermée sur elle-même. Mais, par quelque chemin qu’ils soient tous arrivés à cette négation de Dieu, ils sont tous d’accord sur ce point, et forment ensemble le plus joli petit bouquet d’athées qui se puisse imaginer. Il faut ajouter que, sauf Marquard, ils sont tous d’une régularité de mœurs exemplaire.

Arrivons enfin au drame. Edwin, à force de travail, est devenu anémique; son ami le médecin Marquard veut absolument qu’il prenne quelques distractions, et lui a procuré un billet d’opéra. Or dans la loge où ce billet l’a conduit, lui qui n’avait jamais connu l’amour, il a rencontré une ravissante créature, escortée seulement par un petit groom, et dont la vue l’a ensorcelé. Comme de juste, il la revoit quelques jours après dans une promenade publique, toujours seule avec son groom, et trouve moyen de la suivre, de s’introduire chez elle, de lui parler, sans pouvoir deviner qui elle peut être. A son langage, à sa physionomie, à ses manières, il doit croire qu’elle est honnête, et pourtant il découvre peu à peu qu’il y a du louche dans sa position. Elle habite seule un élégant logis loué pour elle par un comte qui appartient à la fine fleur de l’aristocratie, et tenu par une certaine matrone au langage confit de pruderie qui n’a rien de rassurant. Voici ce qu’il en est selon la confession que Mlle Toinette Marchand, — c’est le nom de l’héroïne, — fait quelque temps après à Edwin. Dernière fille d’un ancien danseur retiré dans une petite résidence d’Allemagne après quelques années de brillans succès à Paris et à Berlin, elle a toujours rêvé les grandeurs, les richesses, le faste, et a pris longtemps au sérieux les plaisanteries de son père, dont elle était la favorite et qui l’appelait toujours « madame la duchesse. » Orpheline, venue à Berlin avec quelque argent, mais pour entrer comme gouvernante dans une haute maison, elle a été congédiée par la comtesse qui l’avait engagée, « parce que j’étais trop jolie, » dit-elle naïvement, et alors, ne sachant que faire, elle s’est mis en tête de mener pendant quelque temps la vie de grande dame pour en goûter au moins une fois, quitte à voir ce qu’elle deviendrait ensuite, et même si le parti le plus sage ne serait pas de mettre alors un terme à une vie qu’elle ne peut supporter qu’entourée d’élégance et de luxe. Elle a été aidée par un jeune gentilhomme qu’elle avait eu pour compagnon de chemin de fer, qui avait été des plus empressés, et qui, la rencontrant sur le pavé de Berlin et mis au courant de son projet, avait pu justement disposer pour elle d’un appartement retenu, lui avait-il dit,