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dence de son mari à propos du voyage qu’il allait entreprendre ; il ne lui parla que du succès qu’elle avait obtenu, la prit dans ses bras lorsqu’il fallut traverser la rivière, et se montra tendre, empressé, caressant. — Quirina a menti, se répétait la créole ; il m’aime et ne songe pas à commettre-une telle félonie.

Durant la journée du lendemain, don Luis ne s’absenta que pendant la matinée ; le soir, il parcourut le domaine. doña Lorenza sut incidemment que, dès le point du jour, il avait expédié plusieurs chevaux de main et une valise à Cordova.

— Ah ! s’écria la créole avec douleur, cette femme veut qu’il y ait du sang entre elle et moi.

Elle dîna en tête-à-tête avec son mari, qui le soir devait la conduire au théâtre. Vers six heures, elle était prête à partir. Le soleil se couchait dans un ciel empourpré, l’air était lourd, sec, les oiseaux de proie regagnaient leur aire plus tôt que de coutume. Le lac, reflétant les nuages rouges, semblait plein d’un sang vermeil et miroitant.

— Le vent du sud soufflera violemment cette nuit, dit doña Lorenza ; ne ferions-nous pas mieux de rester ici ?

— Y songes-tu, ma chère, laisser ta loge vide ?

— Je suis triste, reprit la jeune femme, de sombres rêves me tourmentent, je me sens menacée dans mon bonheur. Restons, je t’en supplie.

Don Luis se dégagea doucement de l’étreinte de sa femme, deux larmes brillaient entre les cils de la créole.

— Est-ce donc sérieux ? dit-il en se rapprochant d’elle avec vivacité ; le vent du sud soufflera certainement ce soir, et tes nerfs s’en ressentent. Reste ; je vais prévenir que l’on dispose de ta loge.

— Ce soin est-il si important que tu doives t’en charger ? Envoie quelqu’un. Voyons, je vais m’établir sur la terrasse, tu te placeras à mes pieds, nous causerons, veux-tu ?

— Soit, dit don Luis.

Mais, au lieu de s’asseoir, l’hacendero se mit à se promener de long en large ; de temps à autre, ses regards anxieux se tournaient vers la route de Cordova.

— Il m’échapperait, pensa la jeune femme, qui, se levant soudain, donna ordre d’amener son palanquin.

— J’ai voulu t’éprouver, dit-elle avec enjouement ; tu m’as cédé, merci ; mais je sais que la Wilson chante pour la dernière fois, il nous faut l’entendre ; partons.

Don Luis, surpris, se tourna vers sa femme ; elle se drapait dans son écharpe, et l’obscurité empêchait de distinguer ses traits.

— Belle capricieuse, dit-il en lui baisant la main ; partons donc, puisque c’est toi qui le veux.