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lac, elle veillait encore lorsque don Luis, bien avant dans la nuit, rentra, marchant sur la pointe des pieds et la croyant endormie.


V.

Le bal offert par le préfet à la cantatrice, bal dont la magnificence surpassa celui de la municipalité, eut lieu quelques jours plus tard, et doña Lorenza se retrouva en face de son ennemie. La créole était trop orgueilleuse, trop maîtresse d’elle-même pour que le ressentiment dont elle ne pouvait se défendre à la vue de l’étrangère se manifestât par du dépit; seulement elle s’arrangea de manière à écraser de nouveau sa rivale par sa supériorité féminine, à la battre en quelque sorte sur son propre terrain. Don Luis semblait plus absorbé que jamais par la coquette Américaine; quant au señor Albert, triste, abattu, rêveur, il n’osait confier à personne le mal qui le troublait.

L’entrée de doña Lorenza dans la salle de danse fit sensation, tant la jeune femme avait savamment approprié sa toilette à sa beauté. Rien de plus magnifique que ses épaules et ses bras, de plus brillant que ses yeux, de plus frais que sa bouche, de plus hardi que la guirlande de fleurs rouges et bleues dont elle avait orné sa chevelure. Cette fois encore elle avait dédaigné les bijoux, les diamans et les perles, confiante dans sa grâce suprême. A la grande stupéfaction de Quirina, elle se montrait vive, gaie, pleine d’entrain, ne manquait ni une valse ni un quadrille, et comme un papillon, voltigeait d’une extrémité du salon à l’autre, égayant tous les groupes de son beau rire. Abandonnant à la cantatrice le privilège de la gravité mélancolique, de la dignité rêveuse, la créole s’était faite oiseau. Après les élans d’une polka, elle se laissait choir sur un fauteuil avec cet air las, ce regard voilé, cette langueur qui lui seyait si bien, pour bondir tout à coup au milieu d’une de ces contredanses mexicaines qui n’ont répudié qu’à demi les hardiesses de la danse espagnole; mais le triomphe de doña Lorenza éclatait dans ces valses havanaises où la danseuse, doucement bercée par une musique lente, semble s’endormir gracieusement sur l’épaule de son cavalier. La créole fut la reine de ce bal, donné en l’honneur de la Wilson, et le jeune attaché d’ambassade ne fut pas le seul à le proclamer.

— Le Français est amoureux de toi, ma chère, dit doña Quirina à son amie vers le matin.

— Crois-tu? répondit celle-ci avec un sourire.

— Il ne te quitte pas des yeux. Du reste, quel philtre as-tu donc découvert à ton tour pour ensorceler les hommes? Mon mari te déclarait tout à l’heure plus belle que la chanteuse.