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60 000 réaux, et qui ne savaient pas écrire une lettre ; on ne les avait choisis que par raison politique. » Ceci n’est point particulier au régime républicain, qui jusqu’aujourd’hui n’a changé en Espagne que les hommes et non les choses. Sous un gouvernement monarchique, on vit nommer administrateur des domaines de l’Escurial un torero ou, pour mieux dire, un de ces cacheteros qui achèvent d’un coup de poignard le taureau abattu et mourant. Il ne savait ni lire ni écrire, et signait avec une croix. À la vérité, quelques-uns de ces Sanchos parvenus témoignent une défiance d’eux-mêmes et une modestie dont il faut leur tenir compte. Dernièrement on a offert une place importante dans l’administration financière des Philippines à un brave homme de charpentier qui avait servi je ne sais comment la république. Il lui vint des scrupules, comme il en pousse sur les bonnes terres ; il représenta au ministre qu’il savait mieux que personne débiter un billot ou clouer des voliges, mais qu’il était peu versé dans les finances. Il lui fut répondu qu’il aurait des secrétaires nourris dans le métier, qui le mettraient au fait. Après avoir quelque temps bataillé contre son bonheur : « Vous le voulez, soit ! j’accepte, s’écria-t-il ; mais il faut tout prévoir, j’emporterai là-bas mes outils. »

Ce trait mérite d’être noté. D’ordinaire les Sanchos ne s’instruisent que par leurs déceptions ; ils ne sont sages qu’en revenant de leur île, et tôt ou tard on revient de toutes les îles. La chose rare, c’est d’être sage avant que d’y être allé.

II.

L’essence de la monarchie constitutionnelle, comme de la république, est de substituer à la force le règne de l’opinion et de la discussion. Ce qu’on doit entendre par l’opinion publique, ce n’est pas celle des gens qui aspirent aux emplois et vivent de la politique ; leur opinion, connue d’avance, est que le seul bon gouvernement est celui qui leur donne les places. Pour que le régime parlementaire soit une vérité, il faut qu’il y ait dans un pays une foule de gens qui, ne recherchant point les fonctions de l’état, ne laissent pas de s’intéresser vivement au bien général, et sont prêts dans les occasions à payer de leur personne ou de leur parole pour soutenir l’administration de leur choix. Dans les pays de cette espèce, où règne l’esprit dynastique, la monarchie constitutionnelle a cet avantage sur la république, qu’elle place au sommet de la hiérarchie sociale quelque chose d’incontesté et d’indiscutable, qui couvre tout le reste et assure la durée des institutions ; le prestige dont jouit la couronne se répand sur l’administration qui la représente, et la religion de la royauté protège la loi contre les entre-