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les courtiers en révolutions y abondent, que la conspiration y devienne une carrière, les aventures une industrie, et que les intérêts et le repos des gens de paix y soient trop souvent compromis par les artistes en politique picaresque ?

Le chef-d’œuvre de la littérature espagnole est l’histoire des mésaventures d’un aventurier et en général des disgrâces qu’essuie dans ce monde l’esprit romanesque. L’auteur était bien de son pays ; il appartenait, lui aussi, à la race des romanesques. Ayant rêvé la fortune et la gloire, il était allé les chercher à Lépante. Que lui en revint-il ? Trois coups d’arquebuse, un bras à jamais mutilé, cinq années de dure servitude en Barbarie et, comme les malheurs appellent les malheurs, d’injustes persécutions, de nouveaux emprisonnemens, la misère et la faim. Il composa son roman dans une de ses captivités, et en grande âme espagnole qu’il était, au lieu de maudire la malignité de sa fortune, au lieu de s’apitoyer sur lui-même et d’attendrir le monde par ses mélancolies, il se consola de ses déceptions en les raillant, et son livre, écrit par un détrompé, est une source d’inépuisable gaîté pour tous les peuples et pour tous les siècles. Il y a encore des don Quichottes en Espagne ; on y voit aujourd’hui même des hommes qui se battent pour ou contre des moulins à vent, qui arrachent à leur cage des lions rugissans, et penseraient bien faire en mettant au large des galériens[1]. Toutefois, si ces don Quichottes sont aussi extravagans que leur glorieux ancêtre, ils sont la plupart moins désintéressés. Leur Dulcinée du Toboso a une dot, elle leur a promis la présidence du conseil ou des appointemens de maréchal.

La race des Sanchos n’a pas non plus disparu d’Espagne. Beaucoup de gens y rêvent encore d’une île, et partent d’un pied léger à sa recherche ; cette île est un destino ou un bon petit emploi de quelques mille pesetas. Ils reçoivent chemin faisant nombre de ces coups qui font mal ; ils en font le compte, et, quand les héros qu’ils servent sont devenus tout-puissans, ils réclament leur salaire, alléguant « les services qu’ils ont rendus » et a les sacrifices qu’ils ont soufferts pour la bonne cause. » Ces deux phrases se répètent beaucoup à Madrid dans les jours qui suivent une révolution. Les sacrifices et les services rendus ne sont pas toujours un gage suffisant de capacité, et quand les emplois servent à récompenser les dévoûmens politiques, l’administration en pâtit quelquefois. M. Casalduero ne disait-il pas le 22 juillet dernier au congrès qu’en règle générale les hauts employés étaient les incapacités du pays ? « J’ai connu, disait-il encore, des fonctionnaires qui touchaient un traitement de 50 000 ou

  1. Le bruit courut récemment aux cortès que les insurgés de Carthagène avaient ouvert les portes du bagne. Un député s’indignait ; un autre lui répondit : « Ils ont eu raison ; ils sont allés chercher des hommes où il y en a. »