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sommets, change le soir en un rouge cratère. Les Indiens ne passent qu’en se signant au-dessus de ce lac dont le vent, alors même que son souffle courbe les arbres des alentours, semble impuissant à rider la surface. Astèques, créoles et métis ont peur de cette eau dormante, que fuient les oiseaux, dont de silencieuses couleuvres viennent parfois rayer le cristal.

Aussitôt que les regards se détachent du « lac sans fond, » l’aspect sinistre de ce lieu disparaît : partout de longues pentes cultivées, fertiles, verdoyantes; à droite, les constructions mauresques de l’hacienda de Santa-Rosa. Des bords du lac, nus vers le couchant, monte une épaisse pelouse que couronne une terrasse plantée d’orangers. Là s’ouvre un corridor dont les colonnettes de granit bleu soutiennent un lourd balcon. A gauche, des prairies où paissent et bondissent en liberté de jeunes chevaux, — des champs de maïs et de tabac. Au-delà, bornant l’horizon, des sommets lointains, vaporeux, encore incultes; au-dessus, couvert d’une neige éternelle, le pic étincelant de la montagne de l’Étoile. D’un côté des roches entassées, nues, stériles, l’ombre et le silence; de l’autre, des arbres, des prés, des fleurs, le soleil et des gazouillemens, — la Thébaïde en face de l’Éden.

Du haut de la terrasse et du balcon, avec un simple changement de perspective, les regards plongent sur le lac et découvrent la route qui débouche du petit bois. Il suffit d’un quart d’heure pour se rendre de l’hacienda à Cordova; mais, grâce aux montées, il faut un peu plus de temps pour atteindre l’habitation, construite, dit-on, par un neveu de Fernand Cortès et habitée par un de ses descendans.

En 1851, don Luis Cortès, marquis de las Très villas, atteignait sa trentième année. C’était un beau cavalier, aux yeux noirs, à la peau bronzée, aux traits nobles. Il portait une barbe épaisse, luisante, dont il se montrait d’autant plus fier qu’elle prouvait dans ses veines l’abondance du sang espagnol, les Indiens étant imberbes. Riche, se vantant assez volontiers de son origine et de son titre, don Luis, bien que sans instruction, possédait cet esprit naturel, ces façons chevaleresques qui distinguent si souvent les grands propriétaires mexicains. Habile à tous les exercices du corps, passionné pour l’agriculture, l’hidalgo administrait lui-même ses domaines. Six années auparavant, il avait épousé Lorenza Rubio, qui, au lieu d’habiter sa belle demeure de Cordova, avait choisi l’hacienda de Santa-Rosa peur y passer sa lune de miel. Depuis lors la jeune femme avait toujours refusé d’abandonner la pittoresque habitation. — Je suis heureuse ici, disait-elle, qu’irais-je chercher ailleurs?

— Mais il me faut à chaque instant te laisser seule, et cela me tourmente, répondait son mari.