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faite sous la monarchie constitutionnelle un valet de chambre, nommé Ramon, dont le maître fut en son temps un intrépide coureur de bonnes fortunes. Son domestique avait part à ses secrets et l’accompagnait dans ses hasards, habile à glisser un billet ou à corrompre une camériste ; mais tout finit, Lovelace s’est marié, et sa femme est un parangon de ménagère. « Il me semble, s’écrie Ramon, que me voilà devenu aussi mari que mon maître. Cette maison est un couvent ; on ne me laisse aller à la promenade qu’un dimanche sur trois et pendant une couple d’heures ; si je tarde à rentrer, la señora prend de l’humeur… Je balaie, je vais au marché, et je dois noter dans un petit livre toutes mes emplettes avec les prix ; manque-t-il deux cuartos, il faut que je me creuse la cervelle jusqu’à ce qu’il en sorte un compte juste. » Et il ajoute avec l’accent du désespoir : « Vive Dieu ! je ne suis pas fait pour cela, l’ordre me tue, el orden me mata ! » Combien de ces guerilleros et de ces cabecillas de la guerre d’indépendance ont pu s’écrier avec Ramon : L’ordre me tue ! En 1833, ils bénirent don Carlos, qui leur ramenait des jours heureux, et promettait à leur escopette un regain de prouesses. Ces prisonniers de l’ordre eurent hâte de se mettre au large, et ils s’y prirent si bien qu’ils ont fait durer sept ans leur plaisir. Elles, ont leurs gloires, les guerres de partisans. L’inconvénient est que, plus encore que les autres, elles suspendent le règne des lois et de la morale ; la cause que l’on sert autorise tout et sanctifie tout. On a dit qu’il n’y a que l’épaisseur d’une feuille de papier entre le génie et la folie ; aussi plus d’un extravagant se croit du génie, et pareillement plus d’un bandit se prend pour un héros. De telles confusions ne sont pas rares dans un pays où l’on méprise les choses communes, où l’on demande de l’extraordinaire à la vertu et où règne une sorte de complaisance romantique pour les beaux crimes, lesquels au contraire sont peu goûtés de ceux qui en pâtissent, car jamais homme volé n’admira son voleur, — peu goûtés aussi du moraliste qui leur reproche de brouiller toutes les idées. « Je suis un voleur, c’est vrai, disait un jour un bandit espagnol, mais un voleur honnête, un honrado ladron. » Il eût pu dire aussi avec certain escroc des Nouvelles de Cervantes : Voleur, je le suis pour servir Dieu et les gens de bien. « C’est une chose nouvelle pour moi, s’écria Cortado, qu’il y ait dans le monde des voleurs qui servent Dieu et les bonnes gens, » à quoi le joli garçon repartit : « Seigneur, je ne’ me pique pas de théologie ; ce que je sais, c’est que chacun dans son métier peut servir le roi et louer Dieu. »

Toutes les aventures ne se passent pas dans les bois, et les aventuriers n’ont pas tous l’escopette au poing. La politique a les siens, qui ne sont pas moins dangereux que les autres. La monarchie parlementaire est par essence un gouvernement bourgeois, elle ne