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Philippe II n’a été que la plus gigantesque des aventures. Un pays de 9 millions d’habitans, situé à l’un des bouts de l’Europe, moins riche que ses voisins, et qui ne pouvait porter au-delà de ses frontières plus de 20 000 soldats à la fois, a rêvé la monarchie universelle. En même temps qu’il dominait sur le vieux monde, il en inventait un autre et conquérait de l’autre côté de l’Océan des provinces nouvelles aussi vastes que les plus grands empires. C’était forcer la nature, et une telle gageure n’a pu être gagnée quelque temps que par l’habileté consommée des princes, par l’incomparable valeur du soldat, par l’opiniâtreté d’une ambition possédée de sa chimère et que rien ne rebutait. Enfin il a fallu céder au sort et à la force des choses, qui tôt ou tard assignent aux prétentions leurs véritables frontières. Les Bourbons ont eu le mérite de rendre l’Espagne à ses légitimes destinées. Au siècle dernier, le bon sens la gouverna pendant trente ans sous le nom de Charles III, le prince le plus sage et le plus éclairé qu’elle ait eu, lequel, s’ étant avisé qu’elle avait trop de moines et pas assez de chemins, pas assez de bras ou d’esprits utilement occupés, s’appliqua sans relâche à la dégourdir et à l’enrichir, à réveiller la langueur de ses industries, à lui donner avec la liberté commerciale un timide commencement de la liberté de penser. Ce ne fut pas le plus populaire de ses souverains ; beaucoup d’Espagnols d’alors estimaient qu’un moine est plus utile à la société qu’une grande route, beaucoup d’autres préféreraient une aventure à un canal.

Les amateurs de cas fortuits furent bien servis par les circonstances qui suivirent, et la guerre d’indépendance vint combler leurs vœux ; elle a développé avec l’anarchie ce goût des hasards, autre maladie dont souffre la société espagnole. Qu’on se représente tous ces étudians qui interrompaient leurs études à peine commencées, ces moines qui jetaient le froc aux orties, ces contrebandiers qui, las de se battre contre des douaniers, rêvaient de plus illustres exploits, ces pâtres qui se séparaient de leurs moutons pour se faire tous chefs de bande et s’en aller courir la montagne à pied, la plaine à cheval, enlevant des dépêches, interceptant des convois, tuant l’ennemi en détail, surprenant par un coup de main les détachemens isolés, fondant comme l’aigle sur leur proie et regagnant avec leur butin le creux de leur rocher, souvent malheureux, bientôt consolés, jouant avec délices cette grande partie que l’Espagnol préfère à toutes les autres, celle où sa vie est l’enjeu. Que la paix parut insipide à ces héros ! quel morne ennui les saisit en rentrant dans la vie d’habitude ! Ils prenaient en pitié leurs moutons ou leur sombre étude d’escribano. Des rêves terribles et charmans troublaient leurs oisivetés.

On voit dans la plus remarquable comédie espagnole qui ait été