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religion. Aussi les poètes officiels de Philippe III et de Philippe IV enseignaient-ils qu’il n’y a pas de principes ni de contrats qui obligent le roi, parce qu’il est l’auteur des contrats et des principes. « Qui a établi cette loi ? s’écrie le roi don Pèdre dans le Valiente justiciero de Moreto. — Des privilèges octroyés par vos ancêtres à nous qui naquîmes grands d’Espagne. — Étaient-ils plus rois que moi ? — Non, seigneur. — Eh bien ! si je suis autant qu’eux, celui qui fit la loi est l’arbitre de la loi, et je saurai l’observer quand cela pourra convenir à mes intérêts, et la violer aussi pour faire un juste châtiment. »

Les Espagnols ont subi longtemps ce régime, et ils n’en sont pas morts : c’est la plus forte preuve qu’ils aient donnée de leur puissante vitalité ; mais l’arbitraire consacré par la religion ne domine pas pendant des siècles sur une nation sans entrer dans ses chairs et dans ses os. L’Espagne a passé brusquement de l’inquisition à la révolution, et la monarchie constitutionnelle y a ressemblé trop souvent à un gouvernement de salut public, trop souvent elle a invoqué la raison d’état : il semblait que l’office propre des cortès fût de lui voter des pouvoirs extraordinaires ou des bills d’indemnité. L’administration n’a pas été plus timorée que ses maîtres. Que de litiges, que de questions résolues par l’intérêt, par la force, par le bon plaisir ! Instruit par ces leçons, le peuple s’est trop accoutumé à ne voir dans la sagesse politique que l’art ingénieux d’éluder les lois, et dans les lois elles-mêmes des difficultés inventées pour exercer l’imagination des gens d’esprit, — et il y a tant d’esprit en Espagne ! « À quoi bon faire encore des lois, s’il n’y a point d’Espagnols pour leur obéir ? » demandait récemment un député aux cortès. C’est pousser les choses à l’extrême ; on peut toutefois affirmer que dans nul autre pays l’illégalité n’est considérée comme un péché si véniel. Sur la rive gauche de la Bidassoa, elle fait en quelque sorte partie de l’art de vivre, et, comme l’écrivait quelqu’un ici même, « l’offensé attend patiemment une occasion pour se faire justice, le marchand ouvre un compte-courant aux complaisances du douanier, et le voyageur prend un sauf-conduit du voleur. C’est l’ordre dans le désordre[1]. »

Les partis qui divisent l’Espagne et qui ont occupé tour à tour le pouvoir ne se sont pas appliqués à enseigner au peuple l’esprit légal. Cette tâche revenait de droit au parti conservateur ; mais ce qu’il y a de plus rare aujourd’hui, non-seulement au-delà des Pyrénées, mais dans toute l’Europe, si on excepte la Grande-Bretagne, c’est un vrai conservateur. On donne souvent ce nom à des hommes qui rêvent des restaurations impossibles par des coups de main ou des

  1. Le Pamphlet et les mœurs politiques en Espagne, par Gustave d’Alaux, dans la Revue du 15 juillet 1847.