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ouvrier; le procédé de la fresque l’entraîne et le porte à faire grand, il n’est plus préoccupé d’effets brillans, (de l’intérêt du morceau et de l’exécution elle-même; il vise un autre but et il l’atteint.

Il est bien certain que le Véronèse, encore qu’il soit né en plein XVIe siècle, commence la série des artistes doués d’un génie facile et abondant qui doit plus tard conduire au Tiepolo, à Ricci, et avec eux à une décadence relative; mais les plus austères, ceux qui sont épris de l’idéal, de l’harmonie des lignes, de l’élévation de la pensée, et qui mettent au-dessus des séductions de la couleur, de la magie et de la pompe de la mise en scène le caractère épique des Sibylles ou l’harmonie grandiose des œuvres du divin Sanzio, ne pourront cependant nier que, tout en se rattachant à la terre, le Véronèse n’ait sa grandeur et sa poésie. Si, suivant une classification célèbre, Paolo n’est point un des dieux de la peinture, il peut prétendre à s’asseoir au banquet des héros. C’est un patricien de l’art, il a la facile conception du génie, il est sain, robuste, abondant et pompeux; sa maestria sans seconde, qui se joue des difficultés de son art et en triomphe avec une admirable aisance, n’empêche point cependant qu’il y ait une âme dans ce grand païen à la main si habile et si sûre. Soit que, dans une pompeuse allégorie, une des plus puissantes machines picturales, il célèbre le triomphe de la reine de l’Adriatique aux plafonds de cette écrasante salle du grand-conseil, soit que dans une toile de chevalet il peigne l’Enlèvement d’Europe, il est certain qu’il vous transporte dans un monde à lui, un monde qu’il a créé et qui reflète bien tout ce qui l’entoure. Ici c’est l’atmosphère particulière à Venise, les tons gris argentés du ciel des lagunes, les chatoiemens d’étoffe, les splendides mises en scène où se déploie tout le faste des patriciens de la sérénissime république : là c’est une terre enchantée, un paysage élyséen, tout imprégné de volupté; les fleurs brillent d’un plus vif éclat, l’air est plus doux, les flots sont plus bleus, le ciel sourit à tout ce qui vit, à tout ce qui respire. Le taureau sacré, couronné de guirlandes, lèche en frémissant le pied de celle qu’un dieu va séduire. C’est bien là le paysage et l’air tiède de l’Italie; voilà ses types, ses beautés à la fois altières et charmantes. Ne faudrait-il donc, pour transporter l’esprit dans les régions heureuses que le peintre a entrevues, rien de plus qu’une brosse habile et une palette brillante, et l’artiste qui, à mille ans de distance, devine le poète latin des Métamorphoses en exprimant par un geste délicieux la peur enfantine d’Europe qui va mouiller ses beaux pieds blancs doit-il être regardé seulement comme un habile ouvrier et un peintre à la main robuste et preste?

La plupart des sujets traités par le Véronèse à la villa Barbaro sont des sujets mythologiques; mais de même que dans ses toiles