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tume de ville, de bal ou de théâtre, sauf aussi une centaine de portraits assez faibles d’ailleurs pour la plupart[1], tout ce que Gavarni trace sur la pierre, à quelque époque de sa vie que ce soit, s’adresse à l’esprit et l’intéresse par la finesse ou la profondeur des idées indiquées, par les vérités que comporte ou sous-entend l’invention de chaque scène aussi bien que le texte de chaque légende. Néanmoins ces vérités ne sont pas toujours aperçues du même point de vue, transcrites sous l’influence des mêmes émotions, avec les mêmes arrière-pensées et au même titre. Telle d’entre elles qui avait fourni d’abord à Gavarni l’occasion d’une observation piquante prendra plus tard sous sa main une signification tragique, et les désordres ou les folies qui lui semblaient autrefois ne mériter qu’une épigramme lui apparaîtront avec leur sinistre cortège de remords et de hontes; telle manie dont il s’était contenté de sourire lui inspirera bientôt une sérieuse compassion. Après s’être égayé sur le compte des amateurs d’horticulture, il nous donnera l’image à la fois comique et touchante de cet ancien officier se promenant sans les regarder au milieu des fleurs qu’il a entassées dans son jardin, et ne profitant du calme de ses loisirs actuels que pour s’abandonner à ce mélancolique souvenir : C’est égal, mon escadron était un joli escadron !

En général, tant que Gavarni appartient au monde pour le moins frivole dont il s’est fait l’historiographe, tant qu’il est acteur lui-même dans les scènes qu’il retrace, il ne songe guère à reproduire les choses que pour en montrer le côté plaisant. Excepté dans certains cas où la verve du satirique procède d’un sentiment involontaire, on dirait presque d’un caprice d’indignation, c’est avec une indulgence intéressée qu’il juge ceux ou celles dont il nous décrit les déréglemens ou les mésaventures. Le dissipateur, que ses sottises ont conduit à Clichy, devient à ses yeux une victime dont la résignation même ou les colères dénoncent surtout la cruauté de ses persécuteurs; les trahisons conjugales ne sont, en raison des ruses qui les préparent, que d’amusantes espiègleries à consigner dans des recueils comme les Maris me font toujours rire ou les Fourberies de femmes en matière de sentiment. Enfin il n’est pas jusqu’aux cyniques héros ou héroïnes des bals masqués dont les effronteries et les souillures ne trouvent à peu près leur laisser-passer dans l’art à la fois véridique et complaisant, dans la bonne humeur communicative de celui qui nous les dépeint: mais, lorsque la désillusion sera venue pour Gavarni avec l’âge, il comprendra, il nous fera sentir avec une éloquence souvent terrible ce que recèlent au fond toutes ces misères fardées de joie, toutes ces tristes gaîtés

  1. Parmi les meilleurs spécimens du talent de l’artiste en ce genre, on peut citer, — outre le portrait de Gavarni lui-même, — un portrait en pied de M. Henri Berthoud et quelques-uns de ceux qui composent la suite intitulée Messieurs du feuilleton.