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I.

Montesquieu a remarqué que, les divers caractères des nations étant mêlés de vertus et de vices, il est d’heureux alliages d’où naissent de grands biens, qu’il en est d’autres dont il résulte de grands maux, que partant les vices politiques ne sont pas tous des vices moraux, ni tous les vices moraux des vices politiques. Il en va de même des qualités et des défauts de l’esprit ; tel défaut peut servir en politique, telle qualité peut nuire. Les peuples lourds, à l’esprit épais, étrangers à toute idéalité, sont plus propres que les autres à se bien gouverner. Les chimères ont peu de prise sur eux, et ils se défient de leurs imaginations, quand par hasard ils en ont. Très attachés à leur intérêt, ils le prennent pour règle de leur conduite ; s’ils découvrent que la liberté est plus favorable que le despotisme à la prospérité de leurs affaires, ils portent le génie des affaires dans l’exercice de la liberté. Soumis à leurs habitudes, ils sont disposés à préférer ce qu’ils ont et qu’ils connaissent à tout ce qu’on leur promet et qu’ils ignorent ; il y aurait dans un bonheur inaccoutumé quelque chose qui les troublerait. Le souverain bien politique consiste pour eux dans une existence bien ordonnée, dans la certitude de pouvoir faire demain et l’an prochain ce qu’ils ont fait hier et l’an passé.

Les Espagnols sont à la fois une des races fines et une des races nobles de l’Europe. Ils savent unir la vivacité et la souplesse de l’esprit avec la hauteur des sentimens, la possession de soi-même avec la facilité du commerce, la noblesse du langage avec un exquis naturel et la parfaite simplicité des manières. Ils sont exempts de certains travers que tolèrent trop aisément certains peuples, qui pourtant ne sont pas lourds ; on ne connaît guère chez eux la morgue doctrinaire de L’homme en place, le ton rogue des médiocrités prétentieuses, les airs suffisans d’un cuistre empêtré dans son personnage, l’insolence employée comme moyen de gouvernement. Ce qui frappe davantage encore c’est qu’ils concilient la dignité avec la gaîté facile, avec un fonds intarissable de belle humeur.

On ne saurait trop vanter la gaîté espagnole ; elle est un défi de l’homme à la destinée, une victoire de l’esprit sur les choses, un miracle, un don de la grâce. Qu’on y pense, une gaîté qui a résisté à trois siècles du régime le plus oppressif qu’ait jamais subi aucun peuple européen, une gaîté qui a traversé l’inquisition, l’ombre et le silence de Philippe II ; cette belle humeur qui résiste à tout vit de peu et ne coûte guère à la Providence ; elle ne réclame que de médiocres frais d’établissement, elle se suffit à elle-même. À quelqu’un qui lui demande : « Es-tu content ? » un personnage de Lope de Vega répond : « Oui, car je veux l’être, » Il dit aussi : « Je veux