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temps ordinaire, lorsqu’il y a lieu de prendre quelque mesure, les notables des différens villages, délégués par leur djémâa respective ou désignés par leur position pour prendre part aux conseils du pays, se réunissent et délibèrent. Ces espèces de conseils fédéraux se tiennent en plein air, dans des endroits consacrés par l’usage. Malgré l’extrême simplicité de ses institutions, la tribu kabyle inspire un véritable patriotisme. Tout le monde tient à honneur de la défendre, de la venger, de faire respecter son anaïa. Si une tribu déclare la guerre à une tribu voisine ou est attaquée, toute guerre de village à village doit finir, tous doivent se réunir contre l’ennemi commun.

Le patriotisme kabyle ne va pas au-delà de la tribu. Il existe bien entre les tribus des confédérations qui sont à la tribu ce que la tribu est au village; mais le lien en est très relâché. Toutes les tribus d’ailleurs n’entrent pas dans ces confédérations; plusieurs restent isolées et se contentent d’assurer leur sécurité par des alliances, et surtout en s’appuyant sur l’élément de beaucoup le plus fort et le plus singulier de la constitution kabyle, ce qu’on appelle le çof.

Dans une société où l’autorité organisée d’une façon durable ne dépasse pas l’agglomération communale, où la tribu n’est constituée qu’à demi, où rien n’existe qui ressemble de près ou de loin à l’état, l’individu a éprouvé le besoin de chercher dans d’autres associations une garantie que ne donne pas suffisamment l’anaïa de son village ou de sa tribu. C’est ce qu’on appelle les çof ou « partis; » mais il faut se garder de donner à ce dernier mot le sens qu’il a chez nous : à quelques égards, on traduirait mieux le mot çof par « coterie » ou « société d’assurance mutuelle. » Comme il n’y a chez les Kabyles rien qui ressemble à des partis politiques, tout le monde étant d’accord pour rester dans la coutume, ni de partis religieux, personne ne songeant à discuter l’islam, ni de partis économiques, le commerce et l’industrie étant à l’état d’enfance, ni de partis sociaux, la différence des classes n’existant pas, les distinctions de çof ont quelque chose de tout matériel. Souvent ils ne se désignent que par le nom du membre le plus connu. Le çof kabyle n’est, à vrai dire, qu’une association en vue de toutes les éventualités de la vie. Il n’a rien de durable. On change de çof sans honte, quand on n’y trouve plus d’abri efficace, ce qui n’empêche pas qu’on n’y dépense beaucoup de passion, et que le çof ne soit une source de guerres à perpétuité.

Ce n’est pas ici le beau côté de la société berbère. Le çof est l’inconvénient inséparable d’une constitution où l’état fait si peu pour l’individu que celui-ci est obligé de demander à des combinaisons individuelles un patronage efficace ; or le çof introduit une vénalité effrénée : il conduit à la négation de toute idée de droit et de