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lières aux Kabyles. La pauvreté de ces tribus est telle que l’abatage d’une bête y est un acte public, réglé de la façon la plus minutieuse. La plupart des « partages de viandes » se font sur les deniers publics. Ces distributions présentent de bons et de mauvais côtés. « Une partie des amendes frappées par le village y étant affectée, disent MM. Hanoteau et Letourneux, tout le monde est intéressé à la répression des crimes et délits; mais d’autre part, les juges qui infligent ces amendes étant les convives qui profitent de la thimecheret, la perspective d’un bon repas exerce quelquefois sur leurs décisions une fâcheuse influence. »

Il est rare que les sociétés où la souveraineté réside dans l’universalité des citoyens échappent à l’abus de faire servir ainsi le bien de tous à des fins privées. La pauvreté du sol départi à la race berbère a développé outre mesure dans son droit coutumier les dispositions érigeant en obligation l’aide fraternelle. Une foule de traits de la législation kabyle nous montrent le village organisé comme une famille, et à quelques égards comme une communauté. Si, dans l’intervalle de deux marchés, une famille veut tuer une bête pour son usage particulier, elle est tenue d’en informer l’amin. Celui-ci en fait donner avis au village par le crieur public, afin que les malades et les femmes enceintes puissent se procurer de la viande. Le propriétaire de l’animal abattu ne peut se refuser à céder la quantité demandée. Les tribus voisines des passages de montagnes que la neige rend dangereux pendant l’hiver ont soin d’y construire des bâtimens où les voyageurs trouvent, avec un abri, une provision de bois pour se chauffer et faire cuire leurs alimens. Quand les ouragans font craindre des accidens, les hommes des villages les plus rapprochés vont à la recherche des voyageurs égarés, et chaque hiver ils en arrachent plusieurs à la mort.

Dans un pays où il n’y a pas d’hôtelleries, l’hospitalité devient une charge publique, et chez des populations aussi pauvres que celles dont nous parlons c’est une charge pénible. Les Kabyles s’en acquittent d’une façon vraiment touchante. Une sorte de réserve est légalement faite sur la fortune publique pour celui qui traverse la tribu. L’étranger, dès qu’il entre dans le village, a sa part dans le bien commun. Les Kabyles poussent jusqu’à l’héroïsme l’application de ce beau principe. Pendant l’hiver de 1867-1868, lorsque la famine décimait les populations indigènes de l’Algérie, les Kabyles de la subdivision de Dellys eurent à nourrir des mendians étrangers accourus de tous les points de l’Algérie et même du Maroc. Les villages venaient au secours des réfugiés sans s’inquiéter de leur origine, avec une charité pleine de délicatesse. Pas un seul de ces malheureux n’est mort de faim sur le sol kabyle; ces actes de charité