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rentraient dans Paris sans blessures, mais atteints d’anémie, perdus de santé. « Ils disparurent dans le gouffre, dit le général Trochu, je ne les revis plus. » La force morale diminuait naturellement avec la force physique. Sans doute il y avait toujours des cœurs intrépides, il y avait des régimens, des bataillons, dont le moral se maintenait, sur lesquels on pouvait compter. Les marins, les gendarmes, quelques corps d’infanterie, restaient des troupes solides, et on n’avait pas de peine à trouver de hardis partisans pour tenter des aventures sur le front de nos lignes. La masse était atteinte, découragée, et de plus les soldats finissaient par s’aigrir, soit parce qu’ils ne croyaient plus au succès, soit parce qu’ils entendaient derrière eux le murmure des Parisiens, qui trouvaient toujours qu’on ne faisait pas assez, qui auraient demandé chaque matin une grande bataille à des hommes éprouvés par le feu, par trois mois de fatigues et de souffrances.

L’incohérence et la division se mettaient parmi les légions de la défense. On avait beau faire, entre l’armée et la garde nationale, qui était la population parisienne en uniforme, il y avait des froissemens, une sorte d’antagonisme naissant particulièrement de cette circonstance, que la garde nationale avait fort peu donné jusque-là tout en faisant beaucoup de bruit, tandis que l’armée portait le poids de la lutte depuis trois mois. La garde nationale restait persuadée qu’on ne se servait pas assez d’elle, qu’avec elle on pouvait avoir raison des Prussiens, que l’esprit militaire perdait tout, que les soldats étaient mal conduits ou ne voulaient plus se battre. L’armée qui souffrait, l’armée à son tour ne pouvait se défendre d’une certaine ironie amère quand elle voyait arriver dans ses lignes, au son irritant de la Marseillaise, ces gardes nationaux souvent accompagnés de femmes et d’enfans, suivis d’omnibus et portant tout un attirail, jusqu’à des cheminées à la prussienne. Les chefs militaires suppliaient qu’on ne leur envoyât plus de gardes nationaux, qui leur attiraient, disaient-ils, « les incidens les plus fâcheux. » Le fait est que, pour un petit nombre de bataillons dévoués et solides, beaucoup entendaient singulièrement le service, et quelques-uns, les plus exaltés, les plus révolutionnaires, se déshonoraient par des scènes d’ivresse ou par la désertion des tranchées[1]. Plus d’une fois des soldats de la ligne, des mobiles,

  1. Un adjoint de Paris, qui du reste a eu depuis un rôle dans la commune, traçait lui-même, à la date du 21 décembre 1870, la peinture significative des habitudes d’une partie de la garde nationale dans les expéditions extérieures. Il racontait ainsi le départ d’un des bataillons de son arrondissement : « Le départ a été ce qu’il doit être fatalement pour tout bataillon de marche : libations copieuses et multipliées des amis qui restent et des amis qui s’en vont, poignées de main fraternelles échangées devant le comptoir d’étain, chants patriotiques et bachiques, refrains lestes ou grivois, en un mot la pittoresque exhibition de tout l’arsenal de gaîté et de courage riant qui est l’apanage de notre vieille race gauloise... Ce jour-là, Mars, dégoûté de Vénus, a pris Bacchus pour compagnon. Si le dieu du vin a trop bien secondé le dieu des armées les buveurs d’eau peuvent seuls s’en plaindre, et ce n’est pas nous, les républicains de la veille et de l’avenir, qui jetterons la pierre à de bons citoyens. » Ledit bataillon avait à se défendre de quelques peccadilles, par exemple de s’être livré à toute sorte d’incongruités dans une église voisine de Paris. Je ne cite ceci que pour expliquer les défiances des généraux. Heureusement, cela va sans dire, toute la garde nationale n’était pas ainsi.