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de puissance intellectuelle, semble au premier abord l’être aussi de prospérité. En présence de cette royauté, on se dit : L’homme qui l’exerça fut un des heureux de ce monde, et nul ne songe à ce que ce grand monarque a souffert, aux atroces tortures dont il a payé sa vanité rancunière et vindicative, ses avidités de toute espèce et son égoïsme atrabilaire. Un heureux ! mais qui donc, au prix de cet enfer, voudrait de cette apothéose ? Le sentiment de sa force, de sa valeur, s’il l’eut jamais, il ne l’eut que par éclairs et passades ; les heures qu’il vécut dans la plénitude de son être furent des plus rares, et le meilleur de son existence se perdit en mesquins détails, en odieuses petitesses.

Contradiction bizarre, tandis qu’il prêche de tous côtés le changement, qu’il révolutionne l’état, réforme les mœurs, il ne reconnaît en littérature que l’autorité, s’en remet à l’Académie, et proclame l’infaillibilité du dogme des trois unités. Il attaque Dieu et son siècle, renverse le pape ; mais dès qu’il se retrouve nez à nez avec Boileau, halte-là ! il s’humilie et fait ses dévotions. Pour ce grand combat qu’il prétend mener sur le théâtre au profit des idées modernes, l’ancienne forme lui suffit. Ne lui parlez pas d’inventer rien, il crierait à la profanation, au sacrilège, et c’est tout simplement avec l’aide de la vieille Melpomène, habituée à perpétrer ses forfaitures dans les vingt-quatre heures, qu’il poursuit son mouvement de rénovation. Arrachons le sceptre aux tyrans, le masque aux prêtres, mais respectons le poignard classique et montrons-nous convenables envers l’urne sacrée qui renferme la cendre des héros. C’est que cet initiateur des temps modernes avait un pied dans le passé. Voltaire est avant tout classique et monarchien, autoritaire, pour parler le jargon politique du présent. Aristote et Louis XIV le tiennent par les basques de son habit de chambellan. Il ne demanderait qu’à s’entendre avec les rois ; « leur cause est celle des philosophes, » écrit-il à d’Alembert (1768). Peu lui importe au fond que la monarchie française n’aime pas les réformes, il s’en console avec le roi de Prusse, l’impératrice Catherine et le roi de Suède ; il n’en reste pas moins fidèlement attaché à la maison de France, à la dynastie des Bourbons, qu’il chante dans Henri IV, célèbre dans Louis XIV, et chérit, adule, jusque dans Louis XV : « Trajan est-il content[1] ? » Quant au peuple, il le conspue et

  1. Voltaire ne se contente pas d’avoir le goût, le culte de la monarchie, il en aime jusqu’à l’étiquette, c’est un courtisan. Il demande ses ordres pour le roi de Prusse à Louis XV, qui lui tourne le dos. Il apporte les complimens de Mme de Pompadour à Frédéric, qui lui répond : « Je ne connais pas cette dame ! » et tout en empochant le mot ne se fait aucun scrupule d’écrire à Paris nonobstant : « Je n’en mande pas moins à Mme de Pompadour que Mars a reçu comme il le devait les complimens de Vénus. »