Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/956

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’inimitables conceptions. Si délicieux que soient les plaisirs de l’admiration, il saura s’en priver dès que son orgueil ou son amour-propre en aura souffert la moindre gêne. Et alors malheur aux plus chers, aux plus tendres objets de cette admiration ! Racine apprendra lui-même à ses dépens que ses plus beaux vers cessent d’être beaux du moment que la source d’où ils jaillissent est entachée de dévotion. « Plus on est absurde, plus on est intolérant ! » Voltaire en personne a dit le mot, et si j’ai un regret, c’est qu’il me fournisse une si juste occasion de le lui appliquer.

N’y aurait-il pas, pour se bien rendre compte de Voltaire, à essayer de tracer un parallèle entre l’homme et l’écrivain ? L’écrivain fut méchant, perfide, implacable en ses rancunes, l’homme était bon. Encore ne faudrait-il pas que ce parallèle fût poussé trop loin ; car comment séparer le génie d’un homme de son caractère ? Le grand Frédéric croyait cela possible et se trompait. « Toute lumière sur le talent, disait-il, et que le caractère reste dans l’ombre ! .. » C’était trop accorder au talent et trop peu au caractère. En même temps que le talent a ses défauts, le caractère a ses bons côtés, et les défauts comme les qualités se correspondent. Est-ce que par exemple, si le caractère eût été mieux pondéré, l’œuvre n’y eût pas gagné cette force de persuasion, d’élévation et de profondeur qui lui manque ? Quoi qu’il en soit, bien des contradictions demeurent presque énigmatiques, et toujours on s’étonnera de voir que cet homme, qui frémit à la seule idée de l’injuste, et qu’un méfait commis loin de ses yeux pousse aux revendications les plus magnanimes, soit le même qu’une piqûre d’amour-propre ou le plus misérable intérêt va rendre capable d’une méchante action, — de telle sorte qu’à ce noble cœur, à cet honnête et grand citoyen, il est impossible par momens de ménager le blâme et la colère.

Socrate raconte quelque part dans Platon qu’il lui arrive souvent de se demander s’il est un animal féroce et vil, ou bien une douce et fidèle créature du bon Dieu. Il y a des deux chez Voltaire, mais le démon (pour ne pas dire l’animal féroce et vil) prime l’autre. « Entre tous les esprits de négation, le drôle m’est encore le moins à charge, » dit en parlant de Méphisto le Père éternel du prologue de Faust, et l’amant de Marguerite, pour combattre chez sa maîtresse certaines antipathies physiognomoniques, lui répond : « Que veux-tu ? Il faut qu’il y ait en ce monde de pareils oiseaux ! » En ce sens, le philosophe de Ferney devient une sorte d’instrument divin, d’homme providentiel, et c’est de ce point de vue que le commentateur allemand des Évangiles, écrivant la Vie de Voltaire, se plaît à considérer son héros. « Supposons, remarque le docteur