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mettaient hors de lui ; on l’aime pour cette faculté qu’il avait de s’enivrer, de s’oublier lui-même à l’irrésistible charme de la poésie et du nombre. Rappelons-nous sa première entrevue avec Lekain en 1750. Le jeune comédien, invité par le poète à déclamer quelques vers, lui propose une scène de Gustave. « Point de Piron ! s’écrie Voltaire d’une voix tonnante, je n’aime pas les mauvais vers ; dites-moi tout ce que vous savez de Racine. » Lekain lui récite alors la première scène d’Athalie ; mais à peine en avait-il dit quelques vers, que Voltaire, ne pouvant se contenir, s’écrie avec transport : « Ah ! mon Dieu ! les beaux vers, et ce qu’il y a de bien étonnant, c’est que toute la pièce est écrite avec la même chaleur, la même pureté, depuis la première scène jusqu’à la dernière, c’est que la poésie est inimitable ! »

Ce qu’il y a de bien étonnant, pourrions-nous remarquer à notre tour, c’est que l’homme qui s’exprime de cette sorte ait pu écrire ensuite la préface des Guèbres, où le chef-d’œuvre de Racine est vilipendé ni plus ni moins que s’il s’agissait d’une élucubration foraine de ce Gilles de Shakspeare. Après avoir pendant quarante ans admiré, célébré, encensé Athalie, il se met à l’attaquer sur ses vieux jours avec un acharnement redoublé. Il démolit à coups de pioche et de marteau l’ouvrage jusque dans ses fondemens, et même, pour ces vers qu’il ne pouvait entendre sans pousser des exclamations, il se montre d’une sévérité des plus étranges. « Je fus, dit-il, très content du parterre qui riait à ces vers :

Quoi ! fille de David, vous parlez à ce traître,
Vous souffrez qu’il vous parle ?….


non moins content de l’acteur qui les supprima dans la représentation suivante. » Shakspeare, contre lequel il se retourna si furieusement vers sa fin, n’eut donc pas le privilège de ses inconséquences. Disons-le tout de suite, la haine de Shakspeare, que Voltaire poussa plus tard jusqu’à l’extravagance, ne vint pourtant jamais qu’en seconde ligne dans cette âme orageuse et démoniaque. Il y a quelque chose que Voltaire détesta plus encore que l’auteur d’Hamlet et de Jules César, c’est la religion, et, gloire singulière pour Shakspeare, ces deux haines principales de la vie de Voltaire parcoururent dans son atmosphère une courbe parallèle, évoluant à distance respective, pour venir comme deux bombes éclater près de la fosse, — car, dans le chef-d’œuvre de Racine, c’est la religion qu’il poursuit, comme nous le verrons poursuivre dans Shakspeare l’auteur