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sa nature, ce qui nous force à déclamer quand nous ne voulons être prosaïques. Ce vers se divisant en deux parties égales, cette inévitable rime toujours attendue, souvent devinée, qui de deux alexandrins forme un couplet, autant d’obstacles, d’embarras ! Notez que ces inconvéniens n’affectent pas seulement le ton et le mouvement du discours, mais qu’ils influent de la plus triste manière sur l’esprit général de la pièce : les caractères, les relations, les attitudes des personnages, tout s’en ressent, tout se subordonne à cette loi du vis-à-vis, du deux à deux. L’attention, inexorablement sollicitée, finit par succomber à la peine. Vous souffrez à voir tout sentiment, toute idée se racornir et s’amoindrir pour pouvoir entrer dans cette sorte de lit de Procuste. Schiller, dans sa correspondance avec Goethe, touche aux points les plus délicats de la question, et se prononce en parfait connaisseur de notre prosodie française : il parle en homme du métier ; mais sa théorie ne saurait s’appliquer qu’à l’alexandrin classique. L’alexandrin n’est plus de notre temps ce qu’il était à l’époque de Schiller. Les romantiques ont fait pour lui ce que firent jadis pour l’orchestre les Haydn, les Mozart ; ils l’ont émancipé. Socrate disait des statues de Dédale qu’elles couraient et s’enfuyaient comme d’impatiens esclaves qu’on aurait débarrassés de leurs liens. Le vers alexandrin nouveau ressemble à ces statues, il vit, se meut ; ses pieds, ses membres déliés, obéissent aux lois de la nature, et l’honneur est immense, qui revient à Voltaire dans cet affranchissement de la langue poétique au théâtre. Tancrède donne le mot à Victor Hugo et surtout à Musset. Quelle délicieuse invention que ces rimes croisées, quelle mélodie inconnue jusqu’alors ! Au sortir des hiératiques et suffocantes architectures du passé, de tout cet éternel solennel, on se sentie cœur joyeux, on respire, ce dialogue a des balancemens, des ondulations, des sinuosités d’un bois de peupliers.

Goethe a traduit Tancrède, il a traduit aussi Mahomet en vers ïambiques non rimés, ce qui ne laissait pas d’inquiéter Schiller au point de vue d’une critique d’ailleurs très avisée. L’alexandrin occupe en France tant de place dans la tragédie, que, cette ritournelle ôtée, il se demandait si l’élément humain contenu dans ces cinq actes ne s’en trouverait pas trop réduit pour supporter la pièce. Du reste le travail de Goethe à propos de Tancrède et notamment de Mahomet n’est point, au vrai sens du mot, une traduction, c’est plutôt une œuvre de combat contre le prosaïsme écœurant du théâtre alors à la mode. Ne ressentons-nous pas, nous aussi, tous les jours ce besoin d’échapper à certaines platitudes par trop, envahissantes ? Nous recourons à Corneille, à Racine, nous demandons à ce beau