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aux forêts, à la mer, aux montagnes, ou plutôt obéissent au sentiment de la nature sans rechercher d’où leur vient ce sentiment. Voltaire ne quitte pas son fauteuil, il bataille en robe de chambre. Rêver sous les grands bois, quelle idée ! un rêveur est un original. Une plume grinçant bien sur le papier, voilà ce qui plaît à la muse et la fait aussitôt venir. Ainsi naissent des grosses d’alexandrins qu’on polit et rature en les semant de mille variantes, et quel nouveau travail lorsqu’il s’agit ensuite d’envoyer sa progéniture de par le monde et de lui faire un sort ! Que d’encre dépensée en commentaires, gloses, précautions oratoires et correspondances ! À cette époque du XVIIIe siècle, où les salons avaient tant de grâce qu’on n’ouvrait pas la fenêtre pour regarder les champs, c’était à qui se ferait des confidences. On expédiait son manuscrit à ses amis, qui se le passaient de l’un à l’autre ; souvent même il en circulait plusieurs copies, de sorte qu’avant d’arriver au public, presque toujours un ouvrage avait son public.

Une tragédie au XVIIIe siècle, c’est simplement un sujet, une matière à versification, et rien au-delà. Ce sujet, Voltaire l’entrevoit tout de suite à la représentation de Jules César, la grande scène de la tribune aux harangues le lui livre. Il en fera la Mort de César en le coupant en deux et sans se douter que la bataille de Philippes était le seul dénoûment possible en pareil drame. Aux yeux d’un homme beaucoup plus préoccupé de la règle des trois unités que de la conséquence des événemens, la tragédie de Shakspeare renferme en effet deux pièces. Voltaire ne tiendra compte que de la première, et traitera uniquement pour cette fois de la Mort de César. Le drame tout entier se passe en beaux discours que César et Brutus symétriquement se renvoient, c’est une sorte de dialogue théâtral entre deux entêtés, finissant par un coup de poignard qui d’ailleurs ne résout rien. Voltaire a-t-il négligé de parti-pris l’enchaînement logique des faits ? J’imagine autre chose, car tout superficiel qu’il fût, Voltaire n’avait point la vue trop courte pour embrasser une idée dans son ensemble, et si l’étroitesse de sa poétique ordinaire ne suffisait à l’explication, je dirais qu’il devait invinciblement répugner à sa théorie de nous montrer à Philippes le triomphe de la servitude sur la liberté.

C’est donc par la grande scène d’Antoine que Voltaire entre dans le sujet. A Londres, dès le premier jour il en prit note, la mit soigneusement de côté ; puis, de retour à Paris, il ne parla que du discours de Brutus et tint précisément à l’écart la harangue d’Antoine. Voltaire avait reçu le choc électrique ; tout son être nerveux avait tressauté, et, sans comprendre, il était ému. De cet état d’esprit, de ce « moment psychologique, » date la conception de ses