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tous ! » Si dans ce ramas humain la moindre étincelle eût survécu, la conception de Brutus se réalisait : tuer l’esprit de César sans tuer son corps ; mais rien n’a survécu, et la mort du tyran reste inefficace. On a tué le corps, et c’est l’esprit qui revient : le fantôme, plus puissant que César lui-même. Comme dans ses drames empruntés à la chronique d’Angleterre, Shakspeare voit les choses d’ensemble, les guerres civiles de Rome lui fournissent ses élémens, qu’il manipule avec la puissance d’un Michel-Ange, ayant soin, pendant qu’il traite un épisode, que son tableau prenne vue de tous côtés sur la grande histoire. Nulle part n’éclate davantage cette idée de justice rétributive et de conséquence qui toujours le préoccupe.

César a fait tomber Pompée, et le voilà qui tombe à son tour victime des événemens auxquels il doit son élévation. C’est sous le portique de Pompée que les conjurés se rassemblent, c’est au pied de sa statue que César est immolé ; de la guerre civile, sa mort résulte, de sa mort renaît la guerre civile, et nous voyons la prophétie d’Antoine s’accomplir. « L’esprit de César, chassant à la vengeance, sortira la javeline au poing pour déchaîner le chœur de la guerre. » Ensuite, dans Antoine et Cléopâtre, cette malédiction retombera sur Antoine en personne, juste châtiment de son ingratitude envers les républicains qui l’avaient épargné : Actium vengera Philippes ! Chasse à la vengeance en effet, terrible et suprême revendication des choses ! Le monde à cette heure nocturne est comme une forêt que la meute infernale emplirait de ses aboiemens. Les mânes de Pompée hurlent après César, le spectre de César poursuit Brutus, qui tout sanglant, la torche des Euménides dans une main, de l’autre ressaisit Antoine.


III

Lorsque, dans un entr’acte du Cid ou de Britannicus, je contemple au foyer de la Comédie-Française l’effigie curule du bonhomme, des idées de Pygmalion me montent au cerveau. N’est-il point là dans l’attitude familière de la discussion, le front large, ouvert, la narine dilatée, la bouche narquoise, l’œil pétillant, et de son intelligence éclairant ce visage étique, frippé, où l’artiste a surpris, fixé le beau caractéristique de la statuaire moderne, la pensée ? Plus résolument encore que dans le Penseroso de Michel-Ange s’affirme ici le réalisme. Ce Voltaire est parlant, le l’entends, il cause et soutient son dire : nerveux, colérique, imprévu, devançant l’objection, plein d’épigrammes, d’anecdotes, de supercherie, ne débridant jamais. D’autres attendent l’inspiration, la demandent