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Le crime, — par combien d’exemples l’histoire nous le montre, sans compter les événemens auxquels nous venons d’assister ! — le crime tombe de son propre poids, et le gouffre où lui-même se rue aveuglément rend inutiles et les conjurations et le coup de poignard d’un ami.

Schiller, ayant à s’expliquer sur le caractère du marquis de Posa, se sert pour justifier son héros d’une discussion semblable. Chez le marquis de Posa comme chez Brutus, le conflit est le même ; du simple devoir ou du devoir idéal, de celui que nous enseigne la pratique de la vie ordinaire, ou de celui qui prend sa source dans les abîmes de l’être moral, lequel des deux triomphera ? Posa viole la foi jurée à son ami, Brutus commet envers son bienfaiteur un acte horrible d’ingratitude, et l’un comme l’autre foulent aux pieds leur intérêt personnel et n’ont en vue que l’idéal moral. « Je mets en fait, dit Schiller, que le plus honnête, le plus pur, le plus noble des hommes, s’il se monte la tête pour un certain type imaginaire de vertu et de félicité, en arrivera bientôt par enthousiasme pour son idéal à commettre envers ses semblables des actes non moins arbitraires que ceux du plus égoïste des despotes, attendu que le sujet de leur double aspiration réside en eux et non point en dehors d’eux, et que l’homme qui modèle toutes ses actions sur un type absolu, qu’il nourrit au fond de sa conscience, n’est pas moins dangereux pour la liberté d’autrui que l’individu qui fait de son propre moi son dernier terme. »

Les conjurés ont recherché dans Brutus un couvert d’honorabilité pour leurs projets, et Brutus en donnant ce qu’on lui demande perd l’entreprise, puisqu’en même temps que sa vertu il apporte son incapacité politique. Tout s’écroule, les uns comme les autres roulent dans l’abîme ; mais n’en estimons pas davantage ceux-là qui se sont abstenus. D’ailleurs de cette liberté le peuple romain était-il digne à cette heure et au point de dégradation où l’histoire nous le représente ? Plutarque ni Shakspeare ne le pensent.

Un peuple arrivé à cet abaissement ne méritait plus que la servitude. Quels hommes que les Romains de cette période ! Ils ont acclamé Pompée, et, quand César le jette à bas et triomphe sur ses dépouilles, ils acclament César. Brutus égorge César, ils ne se contentent pas d’applaudir Brutus, ils lui votent des statues, ils le veulent couronner : « Bravo, Brutus, ta main a frappé le tyran, tu viens de nous rendre la liberté ; fais-toi empereur ! » tant l’idée de victoire est déjà pour eux inséparable de l’idée de dictature. Brutus évidemment rêvait l’impossible, et Marc-Antoine est bien plus dans le vrai lorsque, parlant à cette vile multitude, il s’écrie : « Quelle catastrophe, citoyens ! Avec lui, vous, moi, nous tombons