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s’affirme résolument dans la Mort de César. Les autres pièces romaines de Voltaire se rattachent à la tradition pure et simple de Corneille et de Racine. Le Triumvirat, Rome sauvée, sont de pâles imitations de Cinna et de Britannicus, moins encore peut-être. Ces Romains paradent et déclament, on dirait qu’ils posent d’avance pour l’Enlèvement des Sabines et le Romulus de David. Le Brutus fait meilleure figure. Vous trouvez là une action, des personnages ; Brutus est un Romain du vieux Corneille, Tullia une princesse de Racine. Comme la vague qu’un rapide coup de vent soulève au sein d’une mer implacablement tranquille, ainsi dans ce cœur héroïque de justicier le sentiment paternel se dresse un instant pour disparaître aussitôt devant l’idée de patrie. Titus amoureux, éperdu entre sa passion et ses devoirs envers la république et la liberté de son pays, soutient vaillamment l’intérêt né d’un conflit tragique, et Tullia, superbe et tendre, — fier visage dont une larme adoucit l’orgueil, — semble se recommander à la fois et de Corneille et de Racine.

Arrivons à la Mort de César, Ici le remaniement saute aux yeux. C’est la réduction incolore d’un tableau de maître, et vous vous sentez vis-à-vis du Jules César de Shakspeare, comme en écoutant Sémiramis vous vous rappelez Hamlet, comme en voyant Zaïre vous revoyez Othello, et Roméo et Juliette en voyant Tancrède. Relever les rapports de famille existans entre Zaïre et le Maure de Venise, entre Sémiramis et Hamlet, l’étude n’aurait rien de neuf : voici tantôt un siècle que l’Allemand Lessing s’en est chargé ; mais ce qu’il n’a pas dit, c’est le travail de formation qui a présidé à la Mort de César. Remontons à ces origines, ce qui va nous fournir l’occasion d’interroger le modèle en même temps que la copie, et de prendre chemin faisant une de ces leçons d’histoire que le génie de Shakspeare ne vous marchande jamais.


II

Jules César est le premier des trois drames antiques de Shakspeare ; il date de 1602. Antoine et Cléopâtre, Coriolan, ne viennent ensuite qu’à plusieurs années de distance. L’évolution fut tout à l’inverse de ce que nous voyons se produire chez Voltaire, qui, né parmi les Grecs et les Romains de la tragédie classique, ne soupçonna que sur le tard et vaguement quel parti se pourrait tirer d’un genre procédant de l’histoire nationale et par là s’adressant à la conscience même du pays. « Cette nouveauté pourrait être la source d’une espèce de tragédie qui jusqu’à présent nous a manqué et dont le besoin se fait sentir. » Shakspeare, avant d’aborder les Romains,