Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/928

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’adversaire des idées innées, l’initiateur de la théorie expérimentale, Locke, investi d’emplois illustres, avait doté d’une constitution une province d’Amérique, et maintenant Isaac Newton ayant cessé de vivre, Voltaire assistait aux magnifiques funérailles que la reconnaissance de tout un peuple préparait dans Westminster à l’inventeur de la loi de gravitation. « Sur le terrain de la théologie et des questions religieuses, écrit M. Strauss[1], son étonnement ne tarissait pas de voir tant de sectes diverses vivre en paix les unes à côté des autres, et c’était à ses yeux la condamnation du régime français, le plus absurde des régimes, lequel ne voulait entendre parler que d’une religion d’état. »

Les imitations que fit plus tard Voltaire de Pope et de Swift dans ses poèmes philosophiques et ses romans satiriques témoignent d’une forte application à la littérature anglaise ; il étudia aussi sur place le drame contemporain, et sa fréquentation du théâtre l’amena bientôt à se rencontrer avec Shakspeare, qu’il ignorait absolument comme tout Français l’ignorait à cette heure. Voltaire avait l’intelligence trop ouverte pour ne pas saisir à l’instant la puissance et la grandeur du maître britannique ; mais le système français, le tenait si ferme à l’attache, qu’au premier pas risqué dans cette admiration il se sentit involontairement reculer. Un jour, Voltaire ne sera pas de très bonne foi ; au point où nous en sommes, il se borne à ne pas comprendre ce qu’il admire[2]. Ce sont les épisodes, les détails qui le touchent, et tout cela produit sur lui quelque chose d’analogue à l’impression qu’une scène du théâtre japonais causerait à un touriste qui, publiant ensuite ses notes de voyage, nous recommanderait, en leur faisant les honneurs de la traduction, divers passages extraits des œuvres d’un certain jongleur assez habile pour les temps où il a vécu. « Il est vrai que le théâtre anglais est bien défectueux : vous n’avez pas une bonne tragédie ; mais en récompense, dans ces pièces si monstrueuses, vous avez des scènes admirables. » Et il se propose de transporter ces beautés sur notre théâtre, de donner aux auteurs tragiques « ce qui leur a manqué jusqu’à présent, cette pureté, cette conduite régulière, ces bienséances de l’action et du style, cette élégance et toutes ces finesses de l’art, qui ont établi la réputation du théâtre français depuis le grand Corneille. » Entre

  1. Voltaire, von Dav. Friedr. Strauss, p. 48.
  2. Rien de plus simple. Voltaire croît à une transmission ininterrompue depuis l’antiquité. Il se figure que, pour bien faire, la tragédie anglaise doit ressembler à notre tragédie. L’idée ne lui vient pas que le théâtre d’un peuple sort de sa vie nationale, qu’il en est l’expression directe. Non, il n’admet, d’après Boileau, qu’un certain type immuable, qu’il appelle les règles d’Aristote et prend pour de l’antique.