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amusé, et de s’instruire en faisant une lecture agréable. Leurs livres, pleins de leur sujet, solidement construits, bien distribués en chapitres qui se coordonnent selon les lois d’une architecture préétablie, ne ressemblent point à ces galeries de portraits où, d’un cabinet à l’autre, les mêmes figures vous apparaissent sous les aspects les plus contradictoires, et portant les modes des divers régimes que l’auteur a parcourus en se passionnant de gauche et de droite à chaque pas. Voltaire, nous ne saurions assez le déplorer, fut un grand maître dans cet art des brusques reviremens offensifs et des conversions à ressort. Il nous enseigne comment, à force d’esprit et de talent, on finit toujours, quoi qu’on die, par avoir les rieurs de son côté, et qu’à ce jeu-là il n’y a principes ni morale qui comptent. « J’ai traité Corneille tantôt comme un dieu, tantôt comme un cocher de fiacre ! » dit-il à d’Argental d’un air de triomphe. Comment n’a-t-il pas traité Shakspeare ! Il est temps d’y regarder de plus près. Assurément ce ne sont pas les documens qui manquent. Chaque année en voit naître de nouveaux à la lumière. Le livre que le docteur Strauss vient de publier en Allemagne[1] nous servirait de prétexte, s’il en était besoin pour retourner à certains sujets toujours vivans et remuans. Du biographe, on remonte à son auteur, au poète, car c’est au poète seul que nous voulons avoir affaire en parcourant son théâtre, et forcément l’imitation vous ramène au type.

L’homme a toujours plus ou moins ce qu’il mérite ; seulement cette espèce de justice distributive s’exerce à la diable. Ainsi Voltaire, pour avoir écrite la Pucelle, méritait la prison à perpétuité ; il y échappe. Un chevalier de Rohan l’insulte, il envoie ses témoins à ce gentilhomme, et pour ce grand crime tout de suite on vous le coffre à la Bastille. Il était écrit que les coups de bâton du chevalier de Rohan tôt ou tard retomberaient sur le dos de Shakspeare. En effet, sans cette fameuse volée de bois vert reçue devant la porte de l’hôtel Sully, Voltaire n’eût pas envoyé des témoins au chevalier, et partant n’eût pas été mis à la Bastille, qu’il ne quitta que pour sortir de France. Or, comme ce bannissement fut la cause de son voyage en Angleterre, on en peut conclure que de sa querelle avec le chevalier de Rohan procéda sa querelle avec Shakspeare, qu’autrement peut-être il n’eût jamais connu. Quand je dis querelle, j’anticipe, car cette haine-là ainsi que la plupart des grandes haines de ce monde, commença par l’amour et l’enthousiasme. A Londres, son premier besoin fut de respirer. « Ici, le me sens libre, écrit-il ; ici, je puis parler comme je pense. » Il fréquente le

  1. Voltaire, von David Friedrich Strauss ; Leipzig 1872.