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condamnés, s’ils veulent réussir, à imiter l’heureux novateur. Ainsi, quand même on n’imiterait point par instinct ou par nature, on imiterait par nécessité ou par intérêt. On demandait un jour au fondateur du Times comment il se faisait que les articles de ce journal semblaient tous sortir de la même main. « Oh ! répondit-il, il y a toujours un rédacteur supérieur aux autres, et tout le reste l’imite. »

L’histoire des religions tout entière est pleine de faits qui attestent à quel point les hommes sont guidés non par des argumens, mais par des modèles, et quelle tendance ils ont à reproduire ce qu’ils ont vu ou entendu, à régler leur existence d’après les exemples brillans et triomphans qu’ils ont sous les yeux. Beaucoup des victoires dont l’apostolat fait honneur aux moyens persuasifs dépendent bien plus de cette impulsion secrète qui nous tourne irrésistiblement à imiter les autres. Est-ce que cette efficacité du milieu, pour transformer peu à peu et radicalement les habitudes, les opinions et même les croyances, ne ressort pas aussi du spectacle de la société politique ? Y a-t-il rien de plus facile à un homme qui s’est emparé de la foule que de l’amener à ses sentimens, à ses idées, à ses chimères ? Est-ce que cela ne ressort pas avec une égale netteté de l’expérience quotidienne que procure l’éducation des enfans ? On remarque souvent que, dans une institution de jeunes gens, les caractères extérieurs, le ton, les allures, les jeux, changent d’une année à l’autre. C’est que quelques esprits dominateurs, deux ou trois enfans qui avaient de l’ascendant, sont partis. Il en est venu d’autres, et tout s’est transformé. Les modèles changeant, les copies ont changé. On applaudit autre chose et on raille autre chose. — L’instinct d’imitation est particulièrement développé chez les hommes qui manquent d’éducation ou de civilisation. Les sauvages copient plus vite et mieux que les Européens. Comme les enfans, ils sont naturellement mimes, et ne peuvent s’empêcher d’imiter ce qui se fait devant eux. Il n’y a rien dans leur esprit qui puisse combattre cette tendance à l’imitation. Tout homme éclairé possède en lui-même une réserve considérable d’idées au milieu desquelles il peut se replier ; cette ressource manque au sauvage et à l’enfant : les faits qui s’accomplissent devant eux sont leur propre vie. Ils vivent de ce qu’ils voient, de ce qu’ils entendent ; ils sont les jouets de l’extérieur. Dans les nations civilisées, les gens sans culture en sont là Envoyez une femme de chambre et un philosophe dans un pays dont ils ne connaissent la langue ni l’un ni l’autre, il est probable que la femme de chambre l’apprendra avant le philosophe. Celui-ci a autre chose à faire. Il peut vivre avec ses pensées, mais elle, si elle ne parle pas, elle est perdue. L’instinct d’imitation est en raison inverse de l’esprit d’abstraction.