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remords l’assaille, où elle voudrait tout dire à son mari, expier son coupable bonheur. Elle se tourmente, s’accuse, se désespère ; mais tous les nuages se dissipent dès qu’elle se retrouve dans les bras de Mihaël, et alors elle est heureuse complétement...

Pas complétement. Vladimir se tait ; mais sur son front assombri elle lit souvent l’amer regret de la faute qui l’a fait traître à son ami. Ce n’est pas tout. On s’est aperçu que la bonne harmonie est troublée entre elle et son mari, on la plaint ; cette pitié l’impatiente. Elle est si fière de son bonheur qu’elle voudrait le crier sur les toits ; elle voudrait qu’on l’enviât, et surtout qu’on enviât Vladimir, dont elle a fait un dieu. Aussi ne manque-t-elle aucune occasion de le distinguer ostensiblement. C’est lui qui lui tient l’étrier, qui l’enlève du traîneau, qui la débarrasse de ses fourrures ; c’est lui qu’elle choisit pour danseur, qu’elle charge de lui verser à boire et de lui découper sa volaille. Elle boit dans son verre, ou lui offre le sien. Ses yeux ne le quittent pas quand il est là ; lorsqu’il arrive, on la voit pâlir et rougir. Elle fait son éloge hautement, à tout propos ; les plus aveugles finissent par constater que Vladimir Podolef est l’heureux amant de la belle Olga.

Des mots à double entente arrivent jusqu’à l’oreille de Mihaël. Il ne veut pas douter de sa femme ; cependant le soupçon prend racine, et il les observe.

C’est ainsi qu’une année a passé. Le printemps jette ses premières fleurs par la porte ouverte du petit salon où ils sont assis tous trois à la table de thé. L’air est chargé d’arômes pénétrants, les étoiles brillent au ciel, la caille crie dans les sillons verts, et une douce langueur remplit les âmes. De petites mouches d’un vert doré bourdonnent autour de la lampe qui les éclaire, et des papillons blancs viennent heurter contre le globe de cristal. Vladimir a ouvert un volume de Shakespeare, et Olga lit par-dessus son épaule.

« JULIETTE. ― Oh ! penses-tu que nous nous revoyions jamais ?

» ROMÉO. ― Je n’en doute pas, et tous ces malheurs serviront de thèmes à de douces conversations dans des jours à venir.

» JULIETTE ― O Dieu ! mon âme est pleine de pressentiments de malheur ! Il me semble, maintenant que tu es si bas, que je te vois comme un mort dans le fond d’une tombe : ou mes yeux me trompent, ou tu parais pâle. »

Les mots qu’elle vient de prononcer la frappent comme un sinistre présage ; elle regarde Vladimir, qui en effet est affreusement pâle.

― Je ne puis continuer, murmure-t-elle ; je ne sais ce que j’ai.

― C’est l’air du printemps, dit Mihaël ; fermons la porte.

Olga sort un moment sur le perron, puis revient et remplit les tasses. Elle est assise en face de Vladimir. Son mari ne les perd pas des yeux ; pendant qu’il semble absorbé par la lecture de son