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Napoléon qui monte la garde à la place de son grenadier endormi. - Après cette semonce, il lui offrit le bras, et visita avec elle toute la maison, jusqu’à la cuisine et la cave. ― N’y a-t-il pas là de quoi vous occuper du matin au soir ? Surveillez l’ouvrage, vérifiez les comptes ; votre mari vous en sera reconnaissant. ― Lorsqu’ils furent sur le perron, il lui montra le jardin. ― Quand viendra le printemps, semez, plantez, arrosez, bêchez, arrachez les mauvaises herbes ; vous ne vous en porterez que mieux. Là vous pourrez même vous montrer féroce, puisqu’il faut cela aux femmes de temps en temps : vous ferez une guerre sans pitié aux chenilles et aux vers blancs. En revanche, je recommande à vos soins mes petites amies les abeilles. Et maintenant, dit-il en la ramenant au salon, maintenant je vous prierai de me jouer quelque chose, car vous êtes vraiment musicienne.

La barina tremblait de tous ses membres. Elle se mit au piano sans lever les yeux, et laissa courir ses doigts sur les touches.

― Je comprends votre jeu en voyant vos doigts, dit Vladimir à voix basse, ces doigts fins, transparents qui semblent doués d’une âme.

Olga avait pâli ; tout son sang refluait vers son cœur. Elle dut s’arrêter un moment ; puis elle entama la sonate du Clair de lune.

En entendant vibrer les premiers accords du plaintif adagio, Vladimir cacha ses yeux dans sa main. Tout le charme magique que l’astre des nuits répand sur un paysage d’été semblait descendre sur eux et les envelopper dans ses ombres noires et sa mélancolique lumière. Leurs âmes flottaient entraînées par cette langoureuse, douloureuse mélodie. Quand le dernier son expirait dans l’air, Olga laissa retomber ses mains lentement. Ni l’un ni l’autre n’osait parler.

― Renoncement, résignation, dit enfin Vladimir, voilà ce que nous enseigne cette étrange sonate, voilà ce que tout nous enseigne, la nature, le monde où nous vivons. L’abnégation du cœur ! Que ce soit un amour méconnu qui garde sa foi sans se plaindre, ou un amour qui se condamne au silence éternel, nous devons tous apprendre à nous résigner. ― Ses yeux paraissaient humides, sa voix avait une douceur inaccoutumée.

Il resta quelque temps sans revenir. Olga le comprit.

Puis un jour son mari alla seul à Kolomea pour y faire des emplettes. Elle sentait que Vladimir viendrait ; à tout moment son cœur s’arrêtait dans sa poitrine. Quand les ombres du crépuscule entrèrent dans sa chambre, elle s’enveloppa dans sa kazabaïka et alla se mettre au piano. Elle essaya un prélude, puis, n’y tenant plus, termina sur une dissonance, se leva, défit sa pelisse, qui l’étouffait, et arpenta le salon, les bras croisés, fiévreusement.