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satisfaite que lorsqu’elle voyait des larmes dans ses yeux ; alors elle lui tendait la main en disant : Baisez-la, je vous le permets. ― Dans la cour, il y avait un chien hargneux qui l’agaçait toujours pour jouer avec elle et la tirait par sa robe. Elle le poussait du pied et le battait partout où elle le rencontrait, si bien qu’elle finit par l’aimer. Ainsi de son futur. Elle le maltraita tant qu’un beau jour elle se trouva dans ses bras, et reçut de lui le premier baiser.

Le lendemain, Mihaël arriva en calèche à quatre chevaux ; il avait son habit noir, et il était un peu pâle. En dix minutes, on avait tout arrangé : Olga était sa fiancée. Elle ne comprenait pas qu’il en pût être autrement ; elle faisait un bon parti, on l’enviait, c’était tout ce qu’il fallait.

Un soir, elle était assise avec Mihaël près d’une fenêtre ouverte, occupée à coudre pendant qu’il discourait sur l’avenir de la race slave. Tout d’un coup elle aperçut Toubal, pâle comme un mort, vomissant un flot de sang qui coulait de sa bouche sur ses vêtements. Il étouffait : ― Du sel, du sel ! disait-il ; c’était tout ce qu’il put articuler. Olga s’élança au buffet, et revint avec la salière ; Mihaël avait sauté par la fenêtre, soutenait le pauvre garçon dans ses bras, et se mit à lui introduire le sel dans la bouche par poignées. Toubal l’avalait avec effort, avidement ; on le déposa sur un banc, Olga alla chercher de l’eau ; peu à peu l’hémorrhagie s’arrêta. ― Il faudra le coucher, dit Mihaël. Moi, je vais monter à cheval quérir le docteur.

Il revint dans la nuit avec le médecin. Toubal avait été transporté dans son pavillon, où il mourut peu de jours après. Lorsqu’il sentit sa dernière heure venir, il demanda Olga. Elle vint, mais il n’avait déjà plus la force de parler ; il ne put que remuer les lèvres. Le jardinier, qui l’avait soigné, était assis en dehors sur les marches de bois et examinait avec satisfaction le pantalon blanc dont il allait hériter. Toubal était seul, personne ne pouvait les voir ; elle se pencha sur lui et le baisa au front. Alors les yeux du mourant s’illuminèrent, et un sourire céleste éclaira son visage émacié ; c’est ainsi qu’il expira. Sous son oreiller on trouva le cahier jaune et deux paires de gants de femme enveloppés dans du papier. Olga les prit pour les garder ; elle en a porté une paire le jour de ses noces.

Toubal fut enterré, regretté, oublié. Peu de temps après, Olga quitta la maison paternelle comme femme de Mihaël, qui l’amena ici fièrement dans une voiture à quatre chevaux.

Elle fut d’abord très heureuse : on le disait du moins, et elle le croyait elle-même. Ainsi que toutes les femmes, elle se figurait le monde comme un lieu de plaisir : la table, la toilette, les chevaux, - puis s’étendre sur un canapé pour fumer des cigarettes et lire