Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/864

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Voilà pourquoi il a tant de souci de se continuer par d’autres créatures auxquelles il lègue ses joies, et qui n’héritent que de ses luttes et de sa misère. Comme il les chérit et les soigne, ses héritiers ! Et autant il est ingénieux pour assurer et prolonger son existence à lui, autant il est peu scrupuleux à piller, à mettre en question celle des autres. C’est un combat éternel, tantôt sans bruit, de foyer a foyer, tantôt terrible dans le fracas des batailles, toujours sous quelque drapeau trompeur, toujours sans pitié, et sans fin.

Et pourtant c’est toi, austère renoncement, c’est ta paisible sécurité qui est le seul bonheur donné à l’homme : le calme, le sommeil, la mort ! Pourquoi néanmoins redoutons-nous tant l’instant qui met fin à toutes nos douleurs ? Pourquoi la petite lampe tremble-t-elle follement chaque fois que l’effleure le souffle glacé du néant ? Ne plus vivre, ne plus se souvenir ! horrible cauchemar d’une nuit sans sommeil ! Toutefois cette peur n’est pas sans remède : elle cède quand les clartés froides, mais non pas mornes de la pensée nous éclairent la nuit et l’abîme. La nature ne nous est point hostile ; elle nous montre toujours le même visage froid, sévère, maternel, et tend ses mamelles au fils ingrat qui l’a reniée, à ce fils qui est maintenant suspendu entre la terre et le ciel comme le Faust polonais[1].

Je me déshabillai lentement, et, après avoir examiné mon fusil, que je déposai ensuite dans le coin du mur à portée de ma main, je m’étendis sur la couchette d’une simplicité claustrale. Mon chien se coucha comme d’habitude à mes pieds, puis, m’ayant lancé un dernier regard de ses yeux doux et intelligents et battu le plancher de sa queue, il appuya sa tête sur ses pattes de devant et finit par s’endormir. La fenêtre resta ouverte.


II.

Je rêvassai pendant quelques minutes les yeux ouverts, puis le sommeil me gagna aussi. Je ne sais combien de temps j’étais resté ainsi quand mon oreille fut frappée par un bruit assez étrange. Le chien remua, leva sa belle tête aux yeux vigilants, renifla et fit un appel sec et rauque comme devant un fauve. J’étais complétement réveillé, et ma main avait instinctivement saisi le canon de mon fusil. Un silence profond régnait au dehors, la nature semblait

  1. Twardofki. Enlevé par Satan, au moment où il passa au-dessus de Cracovie, il entendit sonner l’Angélus, et entonna une hymne en l’honneur de la sainte Vierge que lui avait autrefois enseignée sa mère. Alors le diable le lâcha, et il resta suspendu entre le ciel et la terre ; il y est encore. De temps en temps, une araignée monte jusqu’à lui, et lui apporte des nouvelles de la terre.