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l’ennemi n’en était plus qu’à quelques lieues, le journal de la localité publiait des articles sur la concurrence du sucre de betterave et du sucre de canne. C’était en petit le sénat romain mettant aux enchères le champ ou campait Annibal.

L’origine du château de Ham remonte aux premiers Capétiens ; mais les constructions qui existent aujourd’hui sont d’une date plus récente. C’est un rectangle de 120 mètres de long sur 80 de large, embrassant dans son enceinte une vaste cour. Une tour ronde fait saillie à chaque angle, et il en est une, celle du connétable, qui étonne par des proportions vraiment gigantesques. Bâtie à l’époque où l’artillerie commençait à être en usage dans les sièges, elle forme une sorte de transition entre le système du moyen âgé et le système moderne, et les murs n’ont pas moins de 6 mètres d’épaisseur[1]. Quelques travaux de fortification, dans le genre de ceux de Vincennes, ont été ajoutés aux anciennes constructions, et dans son état actuel le château de Ham est susceptible d’une certaine défense. Avant la guerre, deux ou trois compagnies d’infanterie y tenaient garnison ; mais aujourd’hui il n’y reste pas même un portier-consigne. Tout est désert et silencieux. Au milieu de la cour s’élève un bâtiment en briques dont les fenêtres sont garnies de barreaux de fer : c’est la prison d’état ; un vieux tilleul projette son ombre sur les murs, et ce tilleul, c’est un arbre de la liberté planté par un des commissaires que le comité de salut public avait chargé de mobiliser la guillotine dans les départemens du nord.

On pourrait refaire l’histoire de nos discordes civiles et de nos révolutions depuis trois siècles rien qu’avec le registre d’écrou du château de Ham, et je ne sais quel sentiment d’amère tristesse, mêlé de pitié et de mépris pour les hommes, inspire l’aspect de ces portes aux lourdes serrures qui se sont fermées tant de fois sur les victimes de l’arbitraire et de la violence. Parmi les prisonniers, quelques-uns avaient encouru la juste sévérité des lois, et quand Louis de Bourbon, prince de Condé, le bossu le plus spirituel et le plus débauché de son temps, se mettait à la tête de la conjuration d’Amboise, il devait s’estimer fort heureux d’en être quitte pour quelques mois de cachot dans la tour du connétable ; mais ce qui indigne, c’est de voir Cassard, que Duguay-Trouin appelait le plus grand homme de mer de son temps, jeté en 1726 dans les casemates de la forteresse par ordre du cardinal de Fleury, pour avoir réclamé, contrairement à un arrêt du parlement de Paris, les avances qu’il

  1. D’énormes gargouilles déversent du haut des plates-formes de cette tour l’eau des pluies dans les fossés, D’après les traditions locales, ces gargouilles représentent la tête de la fée Mélusine, qu’on appelle dans le pays la mère Lusine, parce qu’elle a, dit-on, donné le jour aux Lusignans. C’est là un des rares, souvenirs de la mythologie celtique et des romans du cycle d’Arthur qui se rencontrent dans la Picardie.