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feu arrêta les Allemands sur place, en même temps qu’il se portait contre eux à la tête de deux bataillons. Ils lâchèrent pied, et se précipitèrent en désordre vers Pont-Noyelles. Nos troupes, qui les serraient de près, pénétrèrent jusqu’à la place, mais de nouvelles barricades avaient été élevées, un feu violent partait des maisons, et nos soldats, qui n’étaient point soutenus, furent forcés d’abandonner le village[1].

Pendant que ceci se passait au centre, le général Derroja s’emparait de Bavelincourt et de Béhencourt à la droite, et débordait notablement l’ennemi en le rejetant au-delà de la vallée ; malheureusement il n’avait pas assez de monde pour maintenir ses communications en étendant son mouvement, et il jugea prudent de s’arrêter. La nuit mit fin au combat. Sur notre droite, les Prussiens avaient été complètement refoulés. Au centre et à la gauche, ils avaient échoué dans toutes leurs attaques contre nos positions, mais ils conservaient dans la vallée Daours et Pont-Noyelles. Nos pertes s’élevaient à 141 tués, 905 blessés, 138 chevaux et environ 1,500 hommes disparus ou faits prisonniers dans les villages de la vallée[2]. Les pertes de l’ennemi furent beaucoup plus fortes en raison de la position dominante que nous occupions ; les abords du cimetière de Pont-Noyelles, où il avait massé ses colonnes d’attaque, étaient jonchés de cadavres, et les 600 voitures réquisitionnées dans Amiens y revinrent toutes chargées de blessés. Les soldats étaient tristes et abattus ; Manteuffel, en rentrant à l’Hôtel de France, laissait percer une vive irritation, et, comme les personnes présentes à son arrivée semblaient l’interroger des yeux, il jeta violemment sa casquette par terre en s’écriant : Artillerie formidable ! L’armée française coucha sur les positions qu’elle avait victorieusement défendues ; "mais la nuit fut cruelle. Le vent soufflait du nord, la terre était durcie par un froid de 12 degrés, et par cette température impitoyable un grand nombre d’hommes étaient nu-pieds. Les

  1. Un officier de chasseurs à pied, le capitaine Jean, suivi de 25 hommes de bonne volonté, fit subir aux Prussiens, dans l’attaque de Pont-Noyelles, des pertes considérables, eu égard à la faiblesse de son détachement. Ses deux frères avaient été tués à Boves et à Dury ; il résolut de les venger, et il tint parole. Il s’empara de plusieurs maisons à la baïonnette, et pas un des Allemands qui les défendaient n’en sortit. La propriétaire de l’une de ces maisons nous disait que les chasseurs à pied avaient fait chez elle un si grand massacre, qu’en y rentrant après le combat elle vit que le sang y avait coulé par terre comme si l’on eût défoncé un baril de cidre. Le capitaine Jean se fit tuer avec la plupart de ses 25 hommes.
  2. Une colonne où sont inscrits les noms des généraux et des régimens français qui ont pris part à l’action s’élève sur le plateau de Pont-Noyelles, à droite de la grande route, et un peu au-dessus du chemin creux ou fut écrasée la tête des colonnes allemandes. Partout où le sang français a coulé dans la Picardie, à Villers-Bretonneux, à Dury, à Boves, à Longpré, des monumens commémoratifs ont été érigés par les habitans au moyen d’une souscription qui s’est élevée à une forte somme.